Carl Menger — Deuxième partie : Les apports de Carl Menger à la théorie

L’approche unique et distinctive de Menger de la science économique

Ce qui ressort de la formulation et du développement par Menger du concept de « marginal » est la façon unique dont il a abordé l’ensemble du sujet de la science économique. Il ancra immédiatement l’analyse sur un individualisme méthodologique clair et affirmé. Il soulignait que sa méthode d’analyse était de réduire les phénomènes sociaux et de marché complexes à leurs composants les plus élémentaires, les individus choisissant et agissant, pour expliquer la logique de leurs choix et conduites à satisfaire leurs désirs, et sur cette fondation, d’analyser ensuite la manière dont les interactions de ces individus choisissant et agissant génèrent la formation et les schémas de cet ordre social et de marché plus vaste et plus complexe.

Toute chose, continuait Menger, est sujette à la loi des causes et effets, et donc, pour satisfaire leurs désirs, les individus doivent découvrir les « lois » de causalité dans le monde dans lequel ils vivent et agissent, y compris les connexions causales à découvrir entre les objets utiles et les choses qui peuvent être utilisées pour servir et satisfaire les buts des hommes.

De là, Menger présenta ce qui aura été une signature de la théorie autrichienne depuis, c’est-à-dire l’idée d’étapes de production, au cours de périodes de production, planifiées puis mises en œuvre. Certains moyens peuvent se révéler directement et immédiatement utiles pour atteindre les buts désirés, mais dans bien des cas sinon la plupart, les choses utiles peuvent ne se révéler être qu’indirectement utiles à ces buts.

Ainsi, pour qu’une miche de pain prête soit disponible pour faire un sandwich, il doit y avoir un four et d’autres ingrédients (levure, pâte, etc.) à partir desquels on peut faire et cuire le pain. Mais pour avoir le four et ces autres ingrédients, du fer et d’autres matières premières doivent avoir été extraits et manufacturés en un four utilisable, et la pâte aura nécessité la culture et la récolte de blé, etc.

Tout cela mena Menger à souligner que l’existence et l’entreprise de tels processus de causalité étaient inéluctablement liés à la présence et à l’importance du temps dans toutes les choses que font les hommes. Ou, comme Menger l’exprima, « l’idée de causalité, cependant, est inséparable de l’idée de temps. Un processus de changement passe par un début et un devenir, et ceux-ci ne sont concevables qu’en un processus dans le temps. »

De plus, une fois appréciée et reconnue l’omniprésence de la causalité et du temps, il faut aussi admettre la réalité de l’incertitude. Puisque le temps inclut, outre un « passé » et un « présent », également un « futur », il faut composer avec le fait que nos idées envers nos désirs, l’efficacité des moyens à disposition et les causalités mises en route « maintenant » pour un résultat « plus tard », peuvent s’avérer erronées.

Il existe dans toutes nos actions la possibilité que l’avenir puisse être différent de ce que nous avons anticipé à mesure que les événements vécus se dévoilent, menant à ce point de l’horizon vers lequel tendent nos actions. Ainsi, depuis le début, les Autrichiens soulignent l’imperfection du savoir humain qui fait des déconvenues autant que des succès un aspect toujours présent et possible de tout ce que nous faisons.

Cette façon de penser et d’insister sur la réalité de la situation de l’action et prise de décision humaine eut aussi pour effet une focalisation implicite sur ce qu’aujourd’hui les Autrichiens nomment « subjectivisme méthodologique ». C’est-à-dire, l’idée que si l’on cherche à comprendre la logique et le sens de l’action des hommes, on doit respecter comment les acteurs eux-mêmes évaluent, interprètent et attribuent du sens à leurs propres actions, les objets du monde qui entrent dans l’orbite de leur intérêt, et les actions et intentions de ceux avec lesquels ils peuvent interagir directement ou indirectement.

Menger souligna que, dans tous les actes planifiés, un acteur attribue à certains objets le sens de biens utiles au consommateur, et à d’autres de biens de production indirectement utiles, d’une sorte ou d’une autre, qui sont coordonnés par le planificateur en des schémas complémentaires d’utilisation lors de périodes de production. Ces qualifications et relations de production reliée causalement n’existent pas, ou n’ont ni sens ni pertinence hors d’un esprit humain donnant aux choses du monde un sens et un agencement d’une façon spécifique.

L’acteur humain est plus qu’une fonction mathématique

Le célèbre économiste de l’École de Chicago, Frank H. Knight (1885-1972), dans sa contribution sur « L’utilité marginale en économie » pour l’Encyclopedia of the Social Sciences (1931), souligna que « l’ensemble de la théorie [de l’utilité marginale] est bien plus convaincante dans la formulation fluide et de bon sens de Menger qu’elle l’est dans la version mathématique plus affinée de Jevons et de Walras. »

Dès le départ, Menger ne vit pas l’homme comme une variable mathématique, réduit à une simple dimension quantitative. Il présente et étudie les individus dans la réalité des situations et décisions humaines. Ainsi, dans son propre exposé des relations entre désirs humains et tous moyens utilisables, il se demande quand il importerait pour une personne qu’une quantité de moyens utiles soit acquise ou perdue, dans le contexte des intentions de l’acteur, de ses plans et du sens [attribué].

En fait, en 1883-84, Menger échangea une série de lettres avec son collègue fondateur « marginaliste » Léon Walras, qui avait formulé le concept marginal dans l’établissement de l’équilibre général mathématique. Menger était fort critique de voir les propriétés essentielles de l’analyse économique comme ayant besoin, ou dépendantes, de la méthode « mathématique ». [Ainsi,] Menger dit à Walras :

Je n’appartiens pas aux croyants de la méthode mathématique comme voie pour aborder notre science. J’ai pour opinion que les mathématiques sont surtout une façon de donner un exemple ou une démonstration, mais pas un moyen de mener la recherche elle-même… Les mathématiques ne sont pas une méthode pour la recherche économique, mais plutôt une science auxiliaire.

On ne fait pas d’études sur des proportions quantitatives, mais, au contraire, sur l’ESSENCE du phénomène économique. Comment pourrait-on atteindre le savoir de cette essence (par exemple, l’essence de la valeur, l’essence du loyer, du profit entrepreneurial, de la division du travail, etc.) au moyen des mathématiques ? Ainsi, je peux voir bien d’erreur à utiliser la « méthode » mathématique pour l’établissement des LOIS qui gouvernent le phénomène économique.

Si on veut espérer avoir connaissance des lois qui gouvernent les échanges de biens, ces choses qui se tiennent en liens de causalité… alors on doit revenir aux besoins des hommes, à l’importance que la satisfaction des besoins a pour les hommes, aux quantités individuelles de biens qui sont en possession des individus, sujets économiques, à l’importance subjective (les valeurs subjectives) que des quantités concrètes de biens ont pour les individus, sujets économiques, etc.

Le développement par Menger de la rareté et du concept de marginalisme

Cela explique comment et pourquoi Menger procéda pour développer sa version du concept marginaliste tel qu’il le fit. Toute activité humaine, expliquait Menger, porte sur une comparaison des désirs de l’individu avec les quantités de biens considérés utiles pour satisfaire ces désirs.

Trois relations entre les fins et les moyens sont envisageables : (1) les désirs de l’individu (les fins) sont plus grands que les quantités disponibles de moyens (les biens) pour les satisfaire ; (2) ses désirs (fins) sont équivalents aux quantités disponibles de biens (moyens) pour les satisfaire ; ou, (3) ses désirs (fins) sont inférieurs aux quantités disponibles de biens (moyens) pour les satisfaire.

Il n’y a que dans les deux premiers cas que l’individu attachera importance et attention au gain ou à la perte d’une unité de moyen à sa disposition, puisque, après tout, une perte d’une unité de ces moyens ferait que certaines fins désirées seraient insatisfaites qui sinon auraient été satisfaites ; aussi, et surtout dans le premier cas, toute unité de moyen additionnelle qui pourrait croiser le chemin de cet individu signifie qu’un but auparavant insatisfait peut désormais être possible à atteindre, parce que les moyens étaient auparavant trop insuffisants pour permettre la satisfaction de cette fin ou de ce désir additionnel.

Tout bien ou marchandise n’est un « bien économique », disait Menger, que dans ces deux cas, puisqu’une perte d’une unité implique un désir insatisfait, et ainsi que l’individu est guidé pour agir de façon « économique ». C’est-à-dire de s’assurer que la ressource ou le bien est « économisé », et point gaspillé, puisque subir une telle perte produit des désirs insatisfaits qui auraient pu être comblés avec une meilleure attention.

Les choix que les gens doivent faire arrivent et se produisent sur de multiples « marges » de concert1, puisque les individus sont intéressés par la réalisation et la satisfaction de plus d’un désir ou d’un besoin. Ce qui mena Menger à son fameux tableau de comportement économique dont les lignes représentent les différents besoins et les classements de l’importance marginale de l’acquisition d’une unité de ces biens pour chacun.

La logique du choix des individus tient, comme l’expliquait Menger, à la dynamique interactive à comparer l’importance d’unités de biens à différentes marges d’intensités décroissantes, ce qui exige de l’individu choisissant tant d’arbitrer entre des unités de différents types de biens selon les rangs [d’utilité] relatifs l’un à l’autre, et en même temps, de le faire d’une manière qui fasse émerger des schémas de choix complémentaires qui « maximisent » la satisfaction globale de l’individu eu égard à la rareté des moyens pour atteindre ces buts concurrents.

Gains venus du commerce, du monopole, de la concurrence, et des prix

De ce point de départ, Menger déroule l’explication de la logique des bénéfices mutuels du commerce et de l’échange : les individus découvrent et évaluent les situations où l’importance ou l’intensité marginale d’une unité de quelque bien en leur possession est moindre que l’importance marginale d’une unité de bien possédée par un partenaire commercial potentiel. Quand la même logique est présente à l’esprit de cette autre personne, chacun verra qu’il sera en meilleure situation à céder lors d’un échange (à la marge) ce qu’il valorise le moins haut contre ce qu’il valorise le plus haut sur son échelle personnelle d’importance ordonnée de fins désirées selon les moyens possibles disponibles.

Menger donne aussi un éclairage unique sur comment on peut comprendre l’émergence de la concurrence dans les marchés dans le temps. D’abord, alors que la division du travail se développe, il est probable de n’avoir qu’un seul fournisseur spécialisé dans un quelconque bien particulier désiré du fait du cercle limité de demandeurs potentiels auquel ce fournisseur spécialisé peut offrir ses marchandises.

Ainsi, les marchés débutent d’ordinaire par les vendeurs uniques d’un bien (des « monopoles ») selon la taille et l’étendue du marché. Mais, les marchés se développant, avec plus de participants et de demandeurs de biens ou services précis, voir un seul vendeur encore satisfaire toute la demande de ce qu’il a à offrir est d’un probable qui souvent vient à être dépassé.

Conçu comme un état de fait, et non comme une restriction sociale à la libre concurrence [c.-à-d. l’interdiction étatique de la concurrence], le monopole est donc, en règle générale, un phénomène plus ancien et plus originel, quand la concurrence en est un qui vient plus tard dans le temps…

Chaque artisan qui s’établit dans un endroit où son confrère ne se trouve pas encore, chaque commerçant, médecin ou homme de loi qui s’installe dans une localité où personne jusqu’alors n’exerçait son commerce ou son art, chacun est en un certain sens un monopoliste, puisque les biens qu’il offre à l’échange à la société ne peuvent être acquis que chez lui, du moins dans de nombreux cas.

Mais lorsqu’il ne rencontre aucune concurrence et que la localité prospère, il (…) ne peut pas toujours répondre aux exigences croissantes de la société pour ses marchandises (ou ses services) (…) une partie de sa clientèle de son bien de monopole devra soit ne rien recevoir, soit être traitée seulement à contrecœur et peu adéquatement (…). Cet état économique ainsi décrit est d’ordinaire tel que le besoin de concurrence lui-même vient susciter la concurrence, pourvu qu’il n’y ait aucun obstacles, sociaux (étatiques) ou autres, à son encontre.

Menger poursuit en expliquant l’étendue ou les limites au sein desquelles les prix vont logiquement se faire quand il y a un vendeur et plusieurs demandeurs ; quand il y a un demandeur et plusieurs fournisseurs ; et, finalement, quand il y a des demandeurs et des fournisseurs multiples de chaque côté du marché, étant données leurs évaluations marginales respectives des biens qu’ils pourraient acquérir ou échanger.

Mais la principale attention de Menger sur toute l’analyse n’était pas de démontrer comment ni pourquoi un prix particulier en une situation précise d’offre et de demande du marché devait être, disons, un fait unique et calculable. Elle était de démontrer comment la logique des évaluations subjectives et les actions ainsi mises en branle provoquait la réponse des individus qui, par l’échange, déplaçait les acteurs de l’échange plus près d’une coordination équilibrant la [multiplicité de la] satisfaction de leurs désirs. Ou, comme Menger l’exprimait :

Les prix (…) ne sont aucunement le trait essentiel du phénomène économique de l’échange. Ce trait central tient plutôt de la meilleure offre que deux personnes peuvent tirer en satisfaction de leurs besoins par échange. (…) Les prix ne sont que les manifestations fortuite de ces activités, les symptômes d’un équilibre économique entre les économies d’individus et par suite sont d’intérêt secondaire pour les sujets économiques. (…) La force qui fait remonter [les prix] à la surface est la cause racine et générale de toute activité économique, l’initiative des hommes pour satisfaire leurs besoins aussi totalement que possible, pour améliorer leur condition économique.

Richard M. Ebelingà suivre…

  1. NdT : la « marge » est l’unité en plus d’un bien où porte le choix

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