Le cartel, forme d’organisation du futur ?

Dernière suite du texte en trois parties de Pascal Salin sur l’entreprise.

(Suite de l’article précédent) Les cartels ont mauvaise réputation. Ils sont en effet généralement considérés comme des organisations mises en place par des producteurs pour spolier leurs clients. Plus précisément, un cartel se définit traditionnellement comme un accord entre producteurs dans le but d’exercer un pouvoir de monopole, c’est-à-dire d’imposer aux acheteurs un prix plus élevé que le prix de concurrence.

En effet, si la concurrence existe entre plusieurs producteurs d’un même bien, chacun d’entre eux est incité à baisser ses prix de manière à obtenir une part de marché satisfaisante. Selon la théorie économique traditionnelle de la concurrence la pression concurrentielle conduit chaque producteur à baisser son prix jusqu’au point où son profit marginal devient nul, ce qui correspond à une situation optimale pour les acheteurs : un prix plus bas que le prix de concurrence ne serait pas soutenable pour les producteurs, puisqu’ils enregistreraient des pertes, et la production disparaîtrait donc ; un prix plus élevé, pour sa part, serait évidemment nuisible pour les acheteurs, mais il est rendu impossible par l’existence de la concurrence.

Or, ce bel ordonnancement est mis en péril dès lors que les producteurs ont la possibilité de s’entendre entre eux afin d’éviter la concurrence. Grâce à leur collusion, ils peuvent diminuer la quantité de biens vendue et augmenter le prix de vente de leurs produits. Simultanément ils doivent aussi s’engager réciproquement à ne pas différencier leurs produits afin d’éviter de réintroduire, à partir des caractéristiques de leurs produits, une concurrence qu’ils auraient supprimée dans les prix. Bien qu’étant des producteurs formellement séparés, ils se comporteraient donc exactement comme un monopoleur. C’est cette conception traditionnelle du cartel qui est visée et condamnée par la plupart des législations qui sont censées défendre la concurrence.

Contradiction du cartel

Mais cette vision du cartel a-t-elle véritablement une importante portée pratique ? Tout d’abord, un cartel conçu sur ces bases est fondamentalement instable car il incorpore une contradiction fondamentale. En effet, l’ensemble des producteurs a intérêt à ce que leur production totale soit limitée, de manière à augmenter les prix de vente et à maximiser les profits joints. Mais, à l’intérieur du cartel, chaque producteur a évidemment intérêt à essayer de maximiser sa part de marché et donc à augmenter sa production, et éventuellement à baisser ses prix, au-delà de ce qui serait nécessaire pour atteindre l’objectif commun. Le cartel risque alors d’éclater.

Mais il peut aussi être menacé de l’extérieur par l’arrivée sur le marché de nouveaux producteurs non membres du cartel. En effet, en augmentant le prix de vente au-dessus du « prix de concurrence », les membres du cartel créent une occasion de profit. Et lorsqu’il y a une occasion de profit, un ou plusieurs producteurs apparaissent plus ou moins vite, rendant impossible la survie du cartel spoliateur. C’est pourquoi la meilleure réponse que les autorités d’un pays (ou de l’Europe) pourraient apporter au problème du cartel consiste non pas à légiférer, à réglementer, à essayer d’interdire les cartels, mais à permettre la libre entrée sur les marchés, ce qui implique en particulier la complète libéralisation des échanges internationaux.

Mais il faut aller plus loin et se demander si, en réalité, l’organisation d’un cartel ne répond pas à des besoins légitimes, en particulier ceux des acheteurs. Pour cela revenons aux bases du raisonnement. Lorsqu’il y a concurrence, c’est-à-dire, selon nous, tout simplement lorsqu’il y a liberté pour les producteurs et les acheteurs d’entrer sur un marché, chaque producteur essaie d’attirer des clients et, pour cela, il essaie de faire mieux que les autres producteurs, c’est-à-dire de se différencier d’eux, qu’il s’agisse du prix ou des caractéristiques de ses produits.

La concurrence, définie comme elle doit l’être, par le fait qu’on peut librement entrer sur un marché, présente donc cet énorme avantage qu’elle constitue un instrument de différenciation et qu’elle permet de mieux adapter la production aux besoins variés et évolutifs des acheteurs. Mais le degré de différenciation souhaité n’est pas le même pour tous les biens et services. Ainsi, il est probablement optimal pour les acheteurs de pouvoir choisir entre un nombre considérable de modèles de chaussures, ce que la concurrence permettra d’offrir, mais pas un très grand nombre de monnaies ou de services de télécommunications.

Réseaux et demande de différenciation

De manière générale, les activités de réseau sont les moins susceptibles de faire l’objet d’une « demande de différenciation ». Ces biens et services peu différenciés peuvent alors être produits par des monopoles, puisqu’il n’est pas optimal d’avoir un grand nombre de producteurs. Mais une autre solution est également possible, celle du cartel. Le cartel peut alors se définir comme un accord de coordination entre des producteurs différents de manière à diminuer la différenciation de leurs produits (au profit des consommateurs). La pluralité de producteurs maintient une force de concurrence potentielle, donc d’innovation.

Mais leur coordination permet de mettre en œuvre les économies dues à l’homogénéisation de leurs productions. Tel est le cas, par exemple, des producteurs de monnaie, pour lesquels des accords de convertibilité permettent aux détenteurs de monnaie d’utiliser indifféremment les signes monétaires émis par tous les membres d’un même cartel, ou des transporteurs aériens qui, dans le passé, étaient réunis au sein de l’IATA et qui proposaient à certains de leurs clients des services homogènes (billets transférables d’une compagnie à une autre à un prix décidé en commun). Mais c’est aussi le cas, par exemple, de constructeurs automobiles qui conçoivent en commun une même plateforme sur laquelle chacun viendra ajouter des carrosseries et des aménagements différenciés.

En fait il existe un nombre illimité de procédures par lesquelles des producteurs peuvent coordonner une partie plus ou moins importante de leurs activités. Et l’on peut considérer par exemple qu’il n’y a pas de différence de nature entre un cartel et un système de franchise, que nous avons déjà rencontré, ou encore l’existence d’un label qui consiste à homogénéiser la production de différents producteurs.

Une économie à l’architecture flexible

Une économie dynamique implique une architecture productive flexible où coexistent et évoluent des accords de cartels et des processus concurrentiels. C’est la libre confrontation des offres et des demandes qui incite à rechercher continuellement les moyens d’adapter au mieux la production aux besoins plus ou moins diversifiés des clients. La coordination des producteurs par la constitution de cartels est parfois le meilleur moyen de répondre à ces besoins. C’est pourquoi la législation contre les cartels est non seulement inutile, mais dangereuse, lorsque la liberté économique est respectée.

Ainsi, au lieu d’opposer l’entreprise et le marché, il faudrait admettre l’existence d’une multiplicité de formes de coordination entre les individus, allant de l’entreprise individuelle au marché en passant par la société à responsabilité limitée ou illimitée, le cartel, la franchise ou le label. Dans un monde où les coûts de transaction, d’information et de risque seraient plus faibles, on pourrait alors imaginer des changements continuels entre toutes les formes de coordination possibles, ce qui, à la limite, rendrait caduque la notion même d’entreprise.

Les techniques modernes de traitement et de diffusion de l’information permettraient d’aller dans cette direction. Mais l’obstacle le plus important qui s’oppose à cette flexibilité institutionnelle est certainement l’existence de législations et de réglementations très rigides. Si ces rigidités disparaissaient, il se pourrait que l’architecture des structures productives soit profondément modifiée et rapidement modifiable.

On pourrait ainsi imaginer que la pérennité d’une marque soit beaucoup plus importante que celle d’une entreprise, la production d’un bien auquel une certaine marque serait attachée pouvant se faire par des processus de coordination entre de nombreuses entités continuellement modifiables.


Pascal Salin

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