Le Prix du Temps

Interview de Edward Chancellor par Jeff Deist, parue dans The Austrian.

Jeff Deist1 (JD): Tout d’abord, je vous félicite pour votre nouveau livre, The Price of Time. Il est fantastique.

Edward Chancellor (EC) : Je suis heureux que vous l’ayez apprécié.

JD : Je pose cette question à tous les auteurs, en particulier aux auteurs de livres de poids. Cela en valait-il la peine, en termes de coût d’opportunité dans votre propre vie ?

EC : Pas financièrement [rires]. Je parie que la plupart d’entre eux disent cela. Dieu sait pourquoi les gens écrivent des livres, vraiment. Au mieux, on peut dire que l’on développe son propre capital humain et que l’on fait une contribution à la civilisation. Je travaille dans le monde de la finance et de l’investissement et, dans l’ensemble, il est payant pour moi de passer du temps à développer mon capital humain. On ne sait jamais vraiment quand les bénéfices viendront. Maintenant que j’arrive en fin de carrière, qu’importe, cela n’a guère d’importance. J’ai donc écrit un livre intitulé Devil Take the Hindmost (Le Diable Mange la Queue : Une histoire de la spéculation financière). Il aura porté ses fruits et m’a ouvert des perspectives de carrière. Je ne pense pas que ce [nouveau] livre le fera, mais il aura peut-être une influence sur la politique. Je le vois ainsi, comme un testament de ce qui s’est passé. Il est plus difficile désormais de cacher ces choses sous le tapis, car les gens pourront relire ce livre et demander : Pouvez-vous répondre à ces questions ? Nous verrons bien. Je ne regrette pas de l’avoir écrit. Les gens qui écrivent des livres sont extrêmement soulagés une fois terminé.

JD : Vous avez reçu une bonne critique dans le Wall Street Journal. Qu’en est-il des critiques au Royaume-Uni et en Europe ? [Edward Chancellor est Britannique.]

EC : Oui. Cela ne vous surprendra probablement pas, vu la polarisation de la presse aujourd’hui et en particulier la polarisation des questions économiques, que la presse dite de droite – le Wall Street Journal, le Telegraph ici, le Spectator ici, le Times ici – ait aimé le livre, toute presque sans critique. La gauche l’a complètement ignoré. Comme je l’ai dit, mon précédent livre, Devil Take the Hindmost, s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires et m’a plutôt bien établi. Certes, cela fait un moment, mais je trouve un peu étrange que le New York Times, le Washington Post, le Guardian aient daigné se pencher sur Le Prix du Temps. Et puis il y a les médias politiques, les médias technocratiques, le Financial Times et les chroniqueurs – eux n’ont pas aimé. Martin Wolf, du FT, a déclaré que je souhaitais d’évidence une situation de chômage élevé permanent. Vous imaginez aisément l’argument. Et les deux économistes de la famille royale ont revu mon livre en même temps que le dernier ouvrage de Ben Bernanke, se prononçant résolument en faveur de Bernanke, ce que je conçois, mais ce que ces deux critiques ont évité, inutile de le dire, c’est de répondre à mon argumentaire. Il est plus facile de dénigrer les personnes avec lesquelles on est en désaccord que de répondre à leurs arguments.

JD : Je n’ai pas trouvé le livre idéologique en soi.

EC : Vous savez, les sujets relatifs à l’intérêt ont toujours été frappés de désaccords politiques. Et je suppose qu’au final, l’intérêt sera toujours une question de distribution des revenus et des richesses, et par conséquent, des gens aux positions idéologiques différentes ont toujours eu des avis différents au sujet de l’intérêt, et des avis très tranchés. Si vous avez déjà lu Capital et Intérêt d’Eugen von Böhm-Bawerk, c’est un ouvrage très revêche. Il est assez comique, d’une certaine façon, de voir avec quelle férocité il dénonce ceux dont il ne partage pas les vues. Ma position, comme je le dis au début de The Price of Time, à partir d’un commentaire d’Irving Fisher dans sa Théorie de l’Intérêt, est qu’un grand nombre de ces différentes théories de l’intérêt ne sont pas aussi contradictoires qu’elles pourraient le sembler.

JD : J’ai aimé cette citation. Fisher a déclaré que les théories d’intérêt concurrentes ne sont pas en fait “mutuellement annihilantes”.

EC : Je n’ai pas voulu donner de grain idéologique trop clair à moudre. J’ai une formation d’historien et non d’économiste. Ce fut ma formation universitaire. Mais plus tard, je travaillais comme banquier, investisseur et journaliste financier. On peut aussi dire que je suis un empiriste. Cela dit, oui, comme vous savez, le livre penche assez fortement vers les interprétations autrichiennes, et bien des économistes autrichiens ont des positions légèrement différentes sur le sujet. Je suppose que celle de Schumpeter se situait peut-être chez tous les autres, mais comme vous le savez, je suis un grand fan de Hayek et un grand fan de Schumpeter.

Certaines des idées de ce livre vinrent germer il y a des années, lorsque je fus sollicité par l’Institute of Economic Affairs, auquel, vous le savez, j’ai contribué. Ils préparaient un livre sur la politique monétaire en 2004-2005 et me demandèrent d’écrire quelque chose, et j’écrivis un billet comparant les arguments de Hayek, pour qui la stabilité des prix n’était pas un objectif suffisant ni un objectif sain pour la politique monétaire, avec la thèse monétariste libre où la stabilité des prix était la condition sine qua non de la politique monétaire. Ce texte fut écrit en 2004. J’y disais : «Nous menons une grande expérience» parce qu’ils ont dit : «Nous avons un énorme boom du crédit, une bulle immobilière». Hayek aurait crié au meurtre, et Friedman était tout à fait en ligne avec cette politique, si l’on se souvient… Lancez une grande expérience et on verra quel sera le résultat, et peut-être que l’une de ces différentes écoles de pensée sera validée par l’expérience. Un évaluateur anonyme me répondit en disant : «Si les membres de l’église autrichienne veulent être entendus, il leur appartient de se rapprocher davantage du courant dominant». J’ai retiré l’article. Cela ne m’a pas fait perdre la foi, pour ainsi dire. En fait, cela a plutôt durci mon point de vue.

JD : Vous avez quitté Cambridge et Oxford avec un diplôme d’études supérieures en histoire, mais vous avez fini par travailler pour la banque d’investissement Lazard. Votre temps passé dans les fusions et acquisitions a-t-il semé dans votre esprit la graine d’une économie «financiarisée», celle où les banquiers d’affaires font circuler l’argent mais ne produisent guère ?

EC : On peut le dire ainsi, oui. Si j’ai quitté la finance d’entreprise, c’est parce que ça ne me semblait pas, dans l’ensemble, une fonction spécialement utile. Je ne dis pas qu’il ne devrait pas y avoir de marché du contrôle des entreprises, mais si l’on le regarde du côté des banquiers d’affaires, c’est surtout… il ne s’agit que de générer des honoraires, que les transactions soient nécessaires ou non. À mon époque, un associé français de Lazard, auquel un de ses jeunes assistants demandait à quel prix il devait conseiller aux clients de faire une offre, se retourna et dit : «Le prix est bon qui nuit aux clients.» Il faut être fort cynique pour rester dans un tel environnement durant toute sa carrière.

JD : Les marchés de capitaux sont censés être nobles. Ils sont censés allouer le capital à ses usages les meilleurs et les plus grands, et par là nous rendre plus riches et heureux.

EC : J’ai plus réfléchi à cela et peut-être n’ai-je pas été assez clair. Vous savez que dans la théorie financière moderne – [Théorème de] Modigliani-Miller – l’effet de levier n’ajoute pas de valeur, il ne fait qu’accroître la volatilité et, par conséquent, la financiarisation n’est pas vraiment souhaitable, n’est-ce pas ? On ne devrait pas vraiment avoir d’incitation aux effets de levier par rachats d’entreprises. Tout avantage retiré d’un effet de levier sur rachat est réduit par les soucis de liquidité et la volatilité de la solvabilité. Il ne devrait pas y avoir d’ingénierie financière quand le taux d’intérêt est au bon niveau. En quelque sorte, je pense que l’ingénierie financière des trente dernières années ou plus a été poussée, et qu’elle l’est de plus en plus, par les taux d’intérêt très bas. C’est pourquoi l’on trouve des gens, de conviction pro-marché comme moi, qui en viennent à des conclusions fort similaires à celles des critiques marxistes typiques de Wall Street.

JD : La critique est que les systèmes monétaires occidentaux créent une classe injuste d’élites riches.

EC : Je pense que c’est le cas. Comme je l’avance dans mon livre, le secteur financier est trop important. D’évidence, il remplit une fonction, mais par tradition aux États-Unis, je pense qu’il tournait à 3 % du PIB ou plus bas, probablement de même au Royaume-Uni, et dans ces deux pays, le secteur financier est maintenant à plus de trois fois ce niveau. Et alors que le secteur financier croît, je pense qu’il devient un peu une couveuse du reste de la société. Il cesse d’assurer une fonction mineure. Ou plutôt, il continue bien d’assurer une fonction mineure, mais avec des effets néfastes dus à l’hypertrophie du système financier. Lesquels se renforcent, je pense, pendant que le système, le secteur financier, s’accroît. Et puis, comme je le souligne dans le livre, les périodes de très forte croissance financière, fût-ce l’Âge d’or, les années 1920 ou plus récemment, sont aussi celles associées à une très forte hausse des inégalités.

JD : Absolument. J’adore le décor planté au début de votre livre, le débat Proudhon contre Bastiat à l’Assemblée nationale française. Il reste d’actualité. La question de fond reste de savoir si les taux d’intérêt devraient être fixés, factices, par la loi ou par le marché. Proudhon a bien des airs de banquier central depuis 2008.

EC : Je pense, oui. Ce fut un cadeau pour moi de tomber sur le débat entre Proudhon et Bastiat, car il pose les choses fort clairement. Ce qui est intéressant, c’est que Proudhon s’inscrit très nettement dans cette longue tradition qui critique l’intérêt, mais qu’il porte ensuite cette critique plus loin avec l’idée d’une banque nationale fournissant un crédit à peu près gratuit. Puis, Bastiat – en penseur économique brillant et perspicace, considérant les conséquences involontaires et l’étude de qui en bénéficierait ou y perdrait – dit que c’est une absurdité absolue, que le pauvre ne saurait en bénéficier. Le pauvre perdrait des revenus sur son épargne, mais c’est le riche qui pourrait aller à la banque et emprunter à très bon marché car son crédit est bon. J’ai un ami qui est un ancien d’un fonds spéculatif, qui m’a dit, il y a sept ou huit ans, que ses amis s’apprêtaient à le racheter. Je ne me rappelle plus qui ils étaient, sinon d’affaires à fort rendement, d’actifs générant des flux de revenus réguliers aux coûts de financement extrêmement bas. Il s’agissait de types qui étaient, je suppose, milliardaires ou presque milliardaires, ne faisant qu’arrondir leurs fins de mois. Certes il est vrai qu’ils ne violaient pas la loi, mais le système avait basculé en leur nette faveur et, comme vous savez, les clones de Bernanke étaient quelque peu obtus. Ils refusèrent simplement de le reconnaître. Ils prétendirent que leurs actes aidaient l’homme de la rue et qu’il en bénéficierait. Je pense qu’il est probablement vrai que le chômage fut quelque peu réduit par l’intervention des banques centrales dans le sillage immédiat (2008, 2009) de la crise financière mondiale, mais tout un lot d’autres problèmes surgirent, s’envenimèrent… Je suppose que cela ramène en gros à l’expérience des années 1930 et à la naissance du keynésianisme, qui fut une période de chômage, vu comme le pire et le seul mal, tout le reste étant ignoré.

JD : Je sais que vous êtes ami avec Jim Grant, et vous consacrez une partie de votre livre à Walter Bagehot. Bagehot est un peu une figure perdue de nos jours. Jim Grant est l’un de ses biographes.

EC : Bagehot est un bon journaliste financier, avec de l’intuition, d’une brillante tournure de phrase. Le commentaire de Bagehot est que le monde financier tend à tomber en lambeaux quand les taux d’intérêt chutent sous les 2 % ; comme il le dit, John Bull [symbole de l’Angleterre / la Grande Bretagne] peut supporter bien des choses, mais il ne peut supporter [moins de] 2 %. Il dit que lorsque les taux d’intérêt chutent sous les 2 %, les gens ne peuvent qu’être soit moins bien lotis, soit moins en sécurité, et ce que Bagehot avait compris, c’est que les gens choisissent alors d’être moins en sécurité. Ils ne réalisaient probablement pas à l’époque cette sécurité qu’ils sacrifiaient. Voilà donc le côté positif de Bagehot. Le côté négatif, c’est que Bagehot est associé à la règle dite de Bagehot et au prêteur de dernier ressort. Je ne suis pas forcément opposé à un système à prêteur de dernier ressort. Je suis contre un système financier qui exige un prêteur de dernier ressort. Et c’est amusant. Je cite un contemporain de Bagehot, ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, qui critiqua les arguments de Bagehot en faveur d’une loi sur l’action de prêt de la banque centrale, avançant que cela créerait toutes sortes de questions éthiques. Si l’on saute 150 ans en avant, on observe que les principes de la règle originale de Bagehot, consistant à prêter à des taux d’intérêt élevés contre des garanties de haute qualité pour une courte période, ont été plus ou moins entièrement jetés par la fenêtre. On a aujourd’hui un système qui est bien plus entaché d’aléa moral que dans l’Angleterre du XIXe siècle et qui ne peut donc être que plus fragile.

JD : Quid des influences religieuses sur la pratique de facturer des intérêts ? Cela pourrait faire l’objet d’un livre en soi. Mais votre livre est resté assez occidental.

EC : J’aborde dès le début du livre les écritures religieuses opposées au prêt, à l’intérêt et à l’usure, dans la Bible puis dans la civilisation ancienne. Je ne pensais pas qu’aborder l’ensemble du monde islamique allait apporter beaucoup plus.

JD : Certains prétendent que l’usure existe aujourd’hui aux États-Unis. Il y a des emprunteurs sur-risqués, des pauvres qui achètent des meubles ou des voitures, ou qui ont des cartes de crédit à des taux d’intérêt bien supérieurs à 20 %.

EC : Cela dépend un peu. Comme vous savez, vu des Autrichiens, l’intérêt représente votre préférence temporelle, et la préférence temporelle des gens varie avec l’acceptation individuelle du temps. Je soutiens qu’une personne qui est payée le lendemain mais qui veut d’abord sortir et passer une super soirée peut être prête à payer 20 % d’intérêt sur un prêt au jour le jour, et ce n’est pas tout à fait fou. Regardez ce qui arrive aux prêteurs sur salaire – en particulier, il y en avait un en Angleterre, du nom de Wonga, qui se portait fort bien. L’archevêque de Canterbury, un personnage lapidaire et moralisateur, mena ce qui prit le nom de Guerre contre Wonga. Il s’agissait d’une attaque contre tous les prêteurs sur salaire. L’archevêque proposa à l’Église de créer son propre organisme de prêt.

JD : Le fit-Elle ?

EC : L’Église d’Angleterre a pris certaines des pires décisions d’investissement de l’histoire de l’humanité. Donc, en fait, si elle s’était installée comme un prêteur sur salaire, je suis sûr qu’elle aurait échoué de façon spectaculaire.

Mais Wonga échoua au final pour ne pas avoir facturé suffisamment. Il me semble que si une entreprise n’arrive pas à générer un rendement suffisant, il est difficile de l’accuser d’usure. Je crois me rappeler un bon mot du juriste anglais William Blackstone, où il dit que demander de l’argent pour un prêt est appelé intérêt par ceux qui l’acceptent et usure par ceux qui ne l’acceptent pas. Dans un sens, la définition de l’usure est un taux d’intérêt. C’est en fait plutôt subjectif. C’est un taux d’intérêt qu’un individu ressent comme injuste.

JD : En effet. Quant aux pauvres, je pense que vous défendez bien, vers le milieu du livre, que rien de cette financiarisation par les banquiers centraux ne les a aidés. Les gens ordinaires ne savent pas utiliser un simple compte d’épargne. Il leur faut aller à la chasse au rendement. La plupart des gens ordinaires ne sont pas câblés pour faire ça.

EC : Je pense que c’est pire que ça. Moins on a d’argent, plus les réserves de précaution sont conséquentes comparé à sa richesse financière totale. En clair, cela signifie qu’il faut détenir plus de liquidités pour faire face aux urgences. Par suite, on ne va pas investir dans un fonds de capital-investissement. Sur la dernière décennie, on a vu des gens assis sur beaucoup de liquidités ne leur rapportant rien. Je pense que quelques 500 milliards de dollars par an furent perdus en intérêts, et on sait, comme je le dis dans le livre, que beaucoup de ces intérêts furent perdus par des gens aisés qui les récupéraient plus que largement ailleurs. Mais si les pauvres avaient disposé d’une part relativement plus forte de leurs avoirs en espèces, ils auraient été relativement plus touchés. L’autre point que je soulève est qu’en parallèle, les banques reçurent l’ordre de resserrer leurs critères de prêt, ce qui les amena à sabrer dans les subprimes.

JD : Ces dernières années, nous avons beaucoup parlé des taux d’intérêt négatifs, mais comme vous le soulignez, États-Unis et Royaume-Uni ont connu des taux réels négatifs durant des décennies entières dans la seconde moitié du XXe siècle. Je ne suis pas sûr que la plupart des gens s’en rendent compte.

EC : La période entre le milieu des années soixante au début des années quatre-vingt fut marquée par des taux réels négatifs [du fait de l’inflation] et en fait, depuis que la Fed réduisit ses taux après l’éclatement de la bulle Internet en 2002, on a un retour à des taux négatifs [pour la même raison]. Jusqu’à la dernière décennie, on ne vit aucune forte inflation comme lors des années 70, même avec des taux d’intérêt relativement bas. Les taux d’intérêt réels sont en moyenne plus négatifs que ceux des années 1970. En d’autres termes, l’épargnant perdit plus d’argent dans les années 2010 que dans les années 1970.

JD : Au passage, préféreriez-vous vivre avec la Banque centrale européenne ou la Banque d’Angleterre ? Êtes-vous content d’avoir la livre (sterling) ?

EC : En principe, je suis heureux d’avoir la livre. Je pense que la Banque d’Angleterre est extraordinairement mal gérée en ce moment, et ce n’est guère une grande consolation. J’ai lu aujourd’hui que la BCE s’apprête à générer des pertes massives, et cela à un degré énorme. La question se posera alors du qui supportera ces pertes. L’Allemagne va-t-elle les assumer ? Le contribuable allemand ? Ces pertes seront-elles supportées en rapport des soldes publics de tous les pays de l’UE ?

JD : Que dire des Grecs (rires) ?

EC : Je sais que les Grecs débourseront.

JD : Comment vous traitez du dollar américain dans la troisième partie du livre est superbe. Le dollar a réellement opéré comme un outil de l’impérialisme. Comme le secrétaire au Trésor de Nixon le dit, John Connolly, «le dollar est notre monnaie, mais votre problème». Aïe. L’Amérique a eu le privilège d’exporter l’inflation. [L’exemple probablement le plus clair et le plus puissant de l’effet Cantillon comme motivation.]

EC : Oui, et même avant Bretton Woods. Certains ont critiqué l’étalon or des années 1920, quand les dettes de l’administration américaine étaient un substitut à l’or dans les échanges avec l’étranger. Bretton Woods, en réalité, c’est le début de l’étalon dollar. On pense à la critique de ce système par Jacques Rueff. Le «privilège exorbitant» du dollar, c’est quand l’Amérique peut, dans les faits, garder d’importants déficits de la balance des paiements et que [pourtant] l’argent revient ; je ne pense pas qu’à long terme ce soit bon pour l’Amérique, et ce n’est pas très bon pour le reste du monde.

Je me réfère en sorte à la «maladie hollandaise». Dans les années 1970, les Néerlandais découvrirent d’importantes ressources de gaz naturel offshore et l’argent qui afflua dans l’économie néerlandaise par ces ressources en gaz fut accusé de corrompre l’économie. C’était également le cas de l’or et de l’argent espagnols au XVIe siècle, et je pense que c’est probablement aussi le cas du dollar. Regardez l’étalon dollar, il est agréable de profiter des avantages à court terme, mais la question reste : que se passe-t-il à plus long terme ?

Sur les vingt-cinq dernières années, au tournant du siècle, l’Amérique s’est nettement désindustrialisée et a laissé des marchés à la Chine et, dans les faits, a perdu sa position stratégique face à la Chine, ce qui semble être une erreur monumentale. Mais tout [pourtant] semblait aller pour le mieux, quand les Américains enregistraient des déficits massifs et les Chinois achetaient des titres en dollars, les renvoyant et achetant d’autres titres en dollars. Je pense que ceci pouvait s’analyser en temps réel ; en d’autres termes, il ne s’agit pas de quelque rétrospection de notre part. C’est presque le fruit de la corruption dans le corps politique. Les grandes entreprises étaient heureuses de se lancer dans ce processus parce qu’elles pouvaient réduire leurs coûts et augmenter leurs bénéfices à brève échéance. D’ailleurs en le même temps, elles rendaient cet avenir de long terme vulnérable aux actions de l’État chinois. Si elles avaient lu un tant soit peu l’histoire de la Chine, elles auraient su que c’était une chose insensée à faire.

JD : Votre chapitre sur la répression financière chinoise est une nette mise en garde. L’avez-vous écrit avant le Covid et tous les confinements draconiens en Chine ?

EC : Oui, en un sens. Je travaillais à l’époque de la crise financière et par la suite pour une société d’investissement de Boston appelée GMO, et je me suis décidé à devenir un peu l’expert interne de la Chine ; j’ai donc beaucoup travaillé sur ce pays. À un moment, j’allais écrire un livre sur la Chine, mais je n’avais pas vraiment assez de connaissances spécialisées. Je me suis alors dit qu’en fait, bien des problèmes observés en Chine pouvaient aussi s’expliquer par la distorsion et la corruption de l’intérêt. C’est curieux ; on lit l’histoire financière et économique de la Chine, combien la manipulation de la monnaie et de l’intérêt a toujours fait partie de l’histoire de la Chine, et ce n’est pas surprenant parce que la Chine a toujours été un État puissant et centralisé dédaignant les marchands. Donc en un sens, oui, la Chine a toujours été une mise en garde dans l’histoire monétaire et financière.

JD : J’ai particulièrement apprécié la façon dont vous avez détrompé le lecteur quant au fameux taux d’épargne chinois. Il s’avère qu’ils font constamment gonfler leur monnaie et que cette expansion rapide du crédit apparaît comme épargne d’investissement sur un côté du registre.

EC : Oui. Ou qu’à réprimer la consommation, réprimer les revenus des déposants dans le système bancaire, et qu’à diriger l’épargne bon marché vers les entreprises qui investissent alors la monnaie, on obtient une hausse automatique du taux d’épargne, et si en même temps, on stimule les exportations tout en supprimant les importations, cela ressemble à ce que Bernanke appellerait un surplus mondial d’épargne. Mais j’aime bien l’expression de Claudio Borio, l’économiste qui a soutenu la Banque des Règlements Internationaux (BIS) – l’ennemi juré de Bernanke, en fait – qui dit que ce n’était pas un surplus d’épargne, mais simplement un surplus bancaire.

JD : C’est une façon intéressante de dire les choses. Craignez-vous que ces contrôles de capitaux purs et simples deviennent plus courants en Occident ?

EC : Oui, je le crains. Je ne sais pas bien comment le système va corriger cela. Je pense que ce que nous avons vu au cours de l’année écoulée, ce sont les premières lignes de faille qui apparaissent, et elles iront s’aggravant. Et si ce qu’on a devant nous est l’imposition d’une répression financière à grande échelle, tenir des taux d’intérêt bien en dessous du taux d’inflation, cela ne pose pas de problème si tous les pays ont à peu près le même niveau d’inflation. Il n’y a pas d’intérêt particulier à prendre votre argent d’un pays à l’autre. Mais sur des disparités importantes entre les pays, les flux de capitaux iront d’un pays à l’autre. Si cela arrive, on ne peut maintenir la répression financière qu’avec un contrôle des capitaux. Si le pouvoir souhaite s’emparer de l’épargne privée et la diriger vers ses propres usages préférés, il est bien plus difficile de le faire sans contrôle des capitaux.

JD : La monnaie numérique est-elle le mécanisme de tout cela ?

EC : C’est possible. Il est concevable que la Suisse émette une monnaie numérique qui ne suivrait pas nos moindres mouvements, et nous nous précipiterions alors tous sur les francs numériques suisses. Mais d’un autre côté, je pense que ce serait aussi un motif pour imposer une monnaie numérique. Vous savez, «les monnaies numériques, c’est bien, mais seulement notre monnaie numérique».

JD : À la dernière page du livre, vous suggérez qu’à l’avenir, un système monétaire rationnel devra être garanti plutôt que «fiat», factice, ce qui pourrait signifier que l’or aurait un rôle à jouer dans la garantie d’une monnaie numérique privée. Quel serait votre idéal ?

EC : Eh bien, l’argument du livre est que nous devons revenir à un monde où les taux d’intérêt sont établis par le marché, et non par les banquiers centraux, parce que ceux-ci ne sauraient disposer d’assez d’informations, qu’ils ont leurs propres préférences [et ne sont pas neutres] et qu’ils commettent des erreurs, et nous avons vu combien ils peuvent en faire. Le système actuel ne fonctionne pas. Il y a les crypto-monnaies, mais comme je le souligne, beaucoup de crypto-monnaies semblent n’être guère plus que des schémas de Ponzi. Et une monnaie numérique de banque centrale [CBDC] où l’émission de la monnaie s’appuie sur la dette publique serait assez proche du plan de [l’école de] Chicago, n’est-ce pas ? Juste en mode “CBDC”.

Je sais qu’on ne peut mettre de côté la protection de la vie privée, car elle sera la plus importante, mais si l’on laisse cela de côté pour le moment, si l’on avait une CBDC qui ne pouvait augmenter qu’à un taux fixe, si elle était conçue constitutionnellement de cette façon, elle aurait, comme je l’ai dit, certaines qualités de l’étalon-or, [par ex. une certaine prévisibilité]. Mais le problème de l’étalon-or, c’est qu’il n’a pas de véritable problème. Les Autrichiens eurent un décryptage précoce des structures financières. L’avantage d’une CBDC est qu’elle aspirerait tous les dépôts hors des banques, ce qui mettrait fin à la réserve fractionnaire. Il nous faut passer à un système monétaire différent, en nous éloignant du système bancaire à réserve fractionnaire. Le système bancaire à réserve fractionnaire permet au banquier de créer des prêts et de gagner de l’argent sur la marge, et le système devient alors dépendant de la création monétaire du banquier privé. Puis le banquier commet une multitude d’erreurs et sa banque commence à s’effondrer. Il vient alors pleurer auprès du contribuable pour être renfloué et nous en payons tous la facture.

JD : Votre expression pour désigner la création monétaire des banques commerciales est « la monnaie stylo plume ».

EC : Il nous faut nous éloigner de la monnaie stylo plume. Je suis tout à fait conscient du mot de Hayek, voyant l’invention de la monnaie comme une des plus grandes inventions de l’histoire pour la liberté de l’individu, mais après avoir traversé environ deux ans fous de blocages, je pense qu’à l’ère du numérique, on est tout à fait conscient que la liberté de chacun sera retirée assez vite. Il faut donc s’inquiéter.

JD : Que pensez-vous de l’idée voulant que, les sociétés devenant plus riches avec le temps et le capital s’accumulant au fil des siècles, on devrait s’attendre à voir les taux d’intérêt baisser naturellement ? Même les marxistes pensaient que les voleurs capitalistes auraient tant d’argent que les taux devraient baisser avec le temps.

EC : C’est tout à fait exact. Je pense qu’il y a un domaine où le développement financier fait probablement baisser les taux d’intérêt : le développement d’un système bancaire fera baisser les taux d’intérêt parce que, si l’on peut imaginer un monde où les gens glissent leurs économies sous leur lit, lorsqu’ils les mettent à la banque, ces économies deviennent disponibles comme prêts. Je pense donc que le développement financier est associé à une baisse des taux d’intérêt, et on le constate dans l’Europe médiévale, en Italie.

Il existe un argument – souvent évoqué en Hollande au XVIIe siècle – voulant que dans un pays au taux d’épargne très élevé et de structure du capital développée, les intérêts baissent et les gens prêtent alors leur argent à l’étranger. C’est ce qui semble s’être passé en Hollande au XVIIe et au XVIIIe siècles. Mais dans l’ensemble, le capital s’use et donc on épargne. Au cours de la vie, on épargne et, en période difficile, on consomme son capital. Et ce capital doit aussi être remplacé au bout d’un certain temps. Aucun exemple ne me vient à l’esprit d’un pays comme les États-Unis, ayant sous-investi ; leur stock de capital a vieilli, au sens où il n’a pas été remplacé, et je ne pense donc pas qu’il y ait une tendance à long terme vers des taux d’intérêt toujours plus bas. C’était en sorte l’argument de la dernière décennie pour des taux d’intérêt très bas, où l’on pouvait tracer une courbe de tendance sur cinq millénaires, avec des taux d’intérêt de 33 % en Mésopotamie, et descendre soudainement à zéro en 2010.

Le problème de toutes les analyses de tendance, c’est qu’elles dépendent légèrement de quand l’on commence et de quand l’on termine. Le XXe siècle a connu les taux d’intérêt les plus bas, mais aussi les plus élevés de l’histoire. Il est difficile de le saisir aujourd’hui, mais sous [Paul] Volcker [ancien président de la FED] et à l’après-Volcker, les taux américains étaient assez élevés, nominaux comme réels. Il s’agit donc de cycles. Ils ne sont pas très longs, vous savez, je ne vois pas la tendance linéaire à long terme.

JD : Dernière question : Pensez-vous que la manipulation des taux d’intérêt – et toutes ses conséquences – est une des plus grandes histoires inconnues de notre époque ? Elle ne fait pas la une des journaux, malgré toutes les politiques monétaires extraordinaires dont on fut témoins tant pendant la Grande Récession que la crise.

EC : Oui, je suppose, en effet. Vous m’avez demandé au début : «Pourquoi écrit-on un livre ?» La raison qui me ferait écrire un livre est que je sens que le sujet n’a pas été traité de façon adéquate. Il existe une vaste littérature sur l’intérêt dans les siècles. Tous les auteurs, les esprits économistes, s’y sont penchés, certains n’ayant rien dit de bien intéressant. Adam Smith ne fut pas particulièrement perspicace sur la question de l’intérêt. Mais oui, j’ai trouvé que c’était le moment de s’y intéresser. Le livre semble se vendre assez bien, mais ce n’est pas vraiment un best-seller du New York Times, je ne suis donc pas sûr à quel point le monde s’enflamme pour ce sujet.

JD : Nous allons utiliser cette interview pour tenter de vendre quelques exemplaires supplémentaires !

EC : Vous savez, je suis heureux d’être associé à l’Institut Mises parce que j’admire votre travail.

JD : Merci, Monsieur Chancellor.

Entretien mené par Jeff Deist.

  1. Lors de cet entretien, Jeff Deist est encore président de l’Institut Mises. Il a précédemment travaillé comme chef de cabinet du député Ron Paul et comme avocat pour des clients du secteur du capital-investissement.
    Voir https://mises.org/library/price-time

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