Le fonctionnement de l’entreprise

Première suite du texte en trois parties de Pascal Salin sur l’entreprise.

(Suite de l’article précédent) Il n’y a donc pas d’opposition fondamentale entre le marché et l’entreprise, si ce n’est que l’entreprise est un ensemble coordonné de contrats dotés d’une certaine durabilité. Mais peut-on poursuivre plus loin la comparaison et se demander en particulier dans quelle mesure on peut retrouver dans l’entreprise les traits caractéristiques d’un système capitaliste ?

Il est clair que l’entreprise capitaliste repose sur les mêmes principes : les propriétaires de l’entreprise ont des droits légitimes et ils reçoivent de manière légitime le profit, c’est-à-dire ce qui reste disponible du produit des ventes, après que tous les contrats aient été honorés ; les salariés, pour leur part, sont les propriétaires légitimes de leurs services de travail qu’ils vendent librement contre un salaire. Chacun est censé respecter les droits des autres.

Il existe cependant des difficultés pratiques qui risquent de créer des déviations par rapport à ce modèle fondamental. Pour la plupart, ces difficultés peuvent s’analyser sous l’angle du problème bien connu du « principal et de l’agent » : les partenaires d’un contrat ne respectent pas nécessairement les droits d’autrui de manière stricte, ils peuvent avoir un comportement opportuniste qui rend nécessaire un contrôle de la bonne exécution des contrats par le « principal » sur « l’agent ». Mais ce contrôle est lui aussi nécessairement coûteux.

Prenons un premier exemple de ces comportements opportunistes. Nous avons rappelé que le propriétaire d’un bien était incité, du fait de la discipline de la responsabilité, à bien l’utiliser. Mais dans une entreprise, ce n’est pas, le plus souvent, le propriétaire des moyens de production matériels qui les utilise, mais un salarié qui, n’en étant pas propriétaire, est moins incité à en faire le meilleur usage. Il faut donc contrôler que les ressources disponibles ne sont pas gaspillées, que la maintenance en est correctement effectuée, etc.

À chacun sa petite entreprise

Or, il existe un moyen théorique de surmonter cette difficulté : faire en sorte que celui qui utilise des ressources en soit le propriétaire légitime, ce qui le rendrait responsable. À titre d’exemple, on peut imaginer une entreprise de transports par cars ou camions dans laquelle chaque chauffeur serait propriétaire de son véhicule. On se rapprocherait un peu, de ce point de vue, du modèle extrême que nous avons envisagé précédemment : chaque chauffeur constituerait une sorte de petite entreprise vendant ses services à un entrepreneur qui assurerait la coordination entre les différents chauffeurs et la clientèle et qui serait par ailleurs propriétaire de la marque de cette entreprise de transport largement dématérialisée.1

N’est-ce pas, d’ailleurs, un peu ce qui se réalise dans les cas où il existe des entreprises en franchise ? La coordination des activités, au lieu de se faire de manière centralisée (contrats entre propriétaires d’entreprise et salariés, par exemple), se fait de manière décentralisée (contrats entre propriétaires d’une entreprise et franchisés, puis entre franchisés et salariés). C’est en généralisant la discipline de la responsabilité que la franchise est un mode de production efficace.

Bien entendu, le problème du contrôle se pose particulièrement au sujet de l’exécution du contrat de travail. En effet, celui-ci précise par exemple le montant du salaire, la durée du travail, et, de manière très générale, les tâches à accomplir. Mais un salarié peut toujours être tenté de ne pas donner le meilleur de lui-même dans la mesure où il ne supportera pas lui-même les conséquences négatives de son comportement.

Cette tentation pourrait être combattue de deux manières : en précisant ce que doit faire le salarié seconde par seconde et en contrôlant l’exécution effective de ses tâches, mais ceci entrainerait évidemment des coûts considérables ; ou bien en se plaçant dans l’hypothèse que nous venons d’évoquer, celle où, au lieu d’être salarié, chaque fournisseur de services de travail constitue une entreprise; au lieu de vendre ses services de travail, il vend le produit de son travail et en tant que propriétaire légitime de ce produit, il est incité à l’obtenir dans les conditions les plus efficaces.

Favoriser la recherche des moindres coûts

Mais, nous le savons, cette solution aussi implique des coûts élevés. L’une des tâches importantes de l’entrepreneur, faute de recourir à ces deux solutions, consiste alors à essayer de minimiser les coûts de contrôle. Sans doute faut-il pour cela essayer de « responsabiliser » le salarié, ce qui implique par exemple non pas de lui demander un certain nombre d’heures de travail, mais de lui demander un résultat qu’il est libre d’obtenir selon les moyens qui lui paraissent les plus appropriés.

Cette dernière solution présente par ailleurs l’avantage que le salarié peut expérimenter, c’est-à-dire que, s’il fait des erreurs, il est incité à rechercher des moyens plus efficaces d’obtenir le résultat attendu, au lieu de se contenter d’agir aveuglément de manière conforme à des schémas qui lui sont imposés et de s’opposer par paresse à toute innovation.

Il est aussi bien connu que le problème du contrôle de « l’agent » par le « principal » se pose dans les relations entre les propriétaires d’entreprises et leurs partenaires à l’intérieur de l’entreprise. Ceci est particulièrement vrai pour les entreprises dont le capital est possédé par un très grand nombre d’actionnaires très dispersés. C’est le cas, par exemple, dans le domaine bancaire. Au XVIIIe ou XIXe siècle il existait un très grand nombre de petites banques possédées, chacune, par un propriétaire ou un petit nombre de propriétaires. En tant que propriétaires, ils étaient responsables et ils évitaient de prendre trop de risques pour ne pas faire faillite.

À notre époque il existe plutôt un petit nombre de grandes banques avec des actionnaires très nombreux. Ceux-ci n’ont pas les moyens d’exercer un contrôle strict sur les décisions prises par les managers. Ces derniers sont des salariés et non des capitalistes. N’ayant pas d’intérêt personnel à la défense du capital, ils peuvent être incités à prendre trop de risques, surtout si cela leur permet d’obtenir des rémunérations plus élevées2 De ce point de vue également, il serait donc préférable d’avoir des structures de production assez semblables à ce que nous avons évoqué à propos de la franchise, c’est-à-dire un système de coordination entre des entités capitalistes.

Banques : Jamais trop petites ?

Ainsi, au lieu d’avoir une seule grande banque avec des guichets répartis sur un grand territoire, il serait préférable d’avoir un grand nombre de petits établissements bancaires, possédés par des capitalistes responsables, mais reliés entre eux par une série de contrats et partageant une même « marque ». S’il n’en est pas ainsi, c’est en grande partie parce que les politiques publiques incitent à faire le choix de la grande dimension (le fameux « Too big to fail »).

De manière générale, d’ailleurs, les remarques ci-dessus conduisent à mettre en cause le préjugé habituel en faveur de la grande dimension. Parce qu’on adopte trop souvent une approche technique et matérielle des questions économiques, on considère en général qu’il existe des économies d’échelle dans la plupart des activités, en particulier parce qu’il existe des coûts fixes, de telle sorte que le coût de production unitaire est d’autant plus faible que l’échelle de production est plus importante.

Certes, ces économies d’échelle existent, par exemple parce que les coûts d’information sont les mêmes pour une activité de « trading » sur un marché financier, que le volume des opérations effectuées par une institution financière soit important ou non ; le coût de recherche d’un nouveau produit ou le coût d’une campagne de publicité est le même quel que soit le volume de production, etc. Mais en se focalisant sur ces aspects techniques, on oublie qu’une entreprise est d’abord un système de contrats et de relations entre des êtres humains dont les comportements déterminent le fonctionnement.

Or, comme nous l’avons vu, il existe des « déséconomies d’échelle » d’ordre humain et institutionnel. Plus le nombre de salariés est important plus le contrôle de l’exécution des contrats par chacun est difficile et plus la discipline de la responsabilité est atténuée. De ce point de vue, les très grandes entreprises sont fragiles. À titre d’exemple, il est caractéristique que la plus grande partie des innovations importantes au cours des décennies récentes ait été le résultat du travail effectué par des équipes de chercheurs restreintes, mais très flexibles, dans des petites ou moyennes entreprises et non dans les gros laboratoires de recherche de grandes entreprises.3

Pourquoi un capitalisme centralisé ?

S’il en est ainsi, on peut alors se demander pourquoi les structures de production actuelles ne sont pas plus proches du modèle capitalistique décentralisé que nous avons évoqué, c’est-à-dire un système où de petites entreprises mettent en place diverses procédures de coordination entre elles. Une raison essentielle tient au fait qu’il y a une définition légale de l’entreprise et toute une législation concernant la constitution d’une entreprise et ses activités. Il en résulte une augmentation considérable des coûts de fonctionnement et des coûts de transaction (par exemple pour modifier le périmètre d’une entreprise).

Ceci signifie qu’il existe des coûts fixes importants, justifiant donc la recherche d’une certaine dimension, et qui diminuent la flexibilité institutionnelle des entreprises. L’obligation faite aux entreprises d’un pays de se conformer aux règles définies par la législation a certes un avantage : les coûts d’information sur le mode de fonctionnement d’une entreprise en est diminué. Mais elle a aussi un coût très important en empêchant les entreprises d’imaginer et d’expérimenter des règles de fonctionnement différentes. Dans ce domaine, comme dans tout autre domaine, la concurrence est un facteur d’innovation et sa suppression est donc nuisible.

En résumé, la détermination du périmètre d’une entreprise correspond à la recherche d’un optimum compte tenu d’exigences contraires : minimiser les coûts de transaction et les coûts d’incertitude, mais éviter d’atténuer la discipline de la responsabilité et minimiser les coûts de contrôle. De ce point de vue la flexibilité institutionnelle serait nécessaire pour s’adapter aux circonstances spécifiques concrètes et aux évolutions techniques (qui modifient l’exercice du travail aussi bien que les coûts de transaction, les coûts d’information ou les coûts de contrôle).

Coordination et Coopération

Mais les obligations juridiques légales diminuent la flexibilité institutionnelle des entreprises et, en augmentant les coûts d’information, de fonctionnement et de transaction, incitent à l’adoption d’une dimension de l’entreprise plus grande que cela ne serait sinon le cas; elles réduisent par là-même l’incitation à imaginer et à mettre en place des procédures de coordination entre les structures productives. L’opposition entre l’entreprise et le marché en est ainsi renforcée, alors qu’on pourrait considérer comme optimale une situation où la frontière entre activités « dans le marché » et activités « hors-marché » serait plus floue et plus variable. On peut d’autant plus l’imaginer à notre époque que les techniques numériques sont susceptibles de diminuer les coûts de transaction.

Comme nous l’avons déjà souligné, une économie capitaliste n’a pas pour caractéristique principale d’être une économie de marché ; c’est une société de droits légitimes et de contrats libres. Comme cela est bien connu, la coordination entre les individus est faite par le système des prix, l’utilisation des traditions et le respect de règles générales. Dans une économie d’échange pur, les individus n’ont besoin de rien d’autre. Mais dans beaucoup d’autres cas, il faut ajouter des procédures d’organisation volontaire que l’on considère souvent comme un progrès. La coordination implique alors la coopération par l’intermédiaire d’un processus de décision collectif.4

Ce processus est collectif en ce sens limité que les individus concernés sont explicitement d’accord pour appliquer certaines règles communes (telles que la loi de la majorité) ou adopter des moyens spécifiques de se comporter et d’agir. Mais cela ne signifie évidemment pas que l’organisation pense et agit par elle-même.

Tel est le cas des associations (copropriétés, mutuelles, associations culturelles ou caritatives, etc.), mais aussi des entreprises. En entrant librement dans une association, une équipe ou une firme, un individu accepte non seulement de payer une cotisation ou de vendre ses services de travail, mais aussi de coopérer avec les autres, conformément à certaines règles spécifiques qui existent ou qui doivent être imaginées.

Culture d’entreprise

Dans une entreprise, comme dans une association, les individus partagent quelque chose en commun, ce qui peut donner l’impression que l’organisation a sa propre vie, ses propres objectifs et sa propre existence. À titre d’exemple, ce que l’on appelle la « culture d’entreprise » n’est pas une réalité objective, mais elle est le résultat de perceptions plus ou moins communes. En fait, il serait même plus correct de dire qu’il n’existe pas une culture unique dans une entreprise, mais plusieurs cultures. Quand ce sentiment de partage de quelque chose de commun s’affaiblit, il se peut que les individus mettent fin à leur accord et quittent l’entreprise ou l’on pourrait même dire qu’ils la « licencient ».

Il existe enfin une raison importante de ne pas opposer l’entreprise et le marché. Il est bien connu, en effet, que le marché permet d’obtenir « l’harmonie des intérêts ». Autrement dit, deux personnes ou deux groupes de personnes qui ont des capacités, des connaissances et des objectifs différents accroissent leur bien-être grâce à l’échange. Lorsque deux personnes décident librement d’échanger, on est certain que personne ne perd à l’échange (sinon l’échange n’aurait pas lieu) et que les deux partenaires sont gagnants. C’est précisément parce que les partenaires sont différents que l’échange est possible et profitable.

En réalité, ce n’est pas le marché qui réalise l’harmonie des intérêts, mais l’échange libre et le contrat libre. Or, puisqu’une entreprise est un faisceau de contrats, elle réalise aussi l’harmonie des intérêts. De ce point de vue, il est erroné de dire, comme cela se trouve dans tous les manuels de micro-économie, que le but de l’entreprise est de maximiser le profit. En fait, les propriétaires d’une entreprise ont peut-être pour but de maximiser leur profit, mais ils peuvent avoir d’autres objectifs (le bonheur d’entreprendre, le goût du risque, le désir de reconnaissance, etc.).

Les autres partenaires de l’entreprise ont des objectifs totalement différents ; ainsi les salariés recherchent sans doute la maximisation de leur salaire, mais aussi un travail qui leur plait, un environnement de travail agréable, etc. Grâce aux procédures de coordination entre les individus, ces différents objectifs deviennent compatibles entre eux. C’est d’ailleurs essentiellement le rôle de l’entrepreneur que de réaliser cette harmonie des intérêts et c’est lorsqu’elle est bien réalisée que l’entreprise fonctionne le mieux.

(À suivre…)


Pascal Salin

  1. On se rapprocherait ainsi d’un projet évoqué il y a quelques années et qui avait semblé irréaliste, celui d’une entreprise sans usines. Un tel projet n’est en fait pas absurde.
  2. Nous avons expliqué les conséquences de cette situation sur le développement de la récente crise financière dans notre ouvrage, Revenir au capitalisme pour éviter les crises, Paris, Odile Jacob, 2010.
  3. D’après des informations données dans The Economist, 24 avril 2004.
  4. Ainsi, la coopération est une des formes possibles de la coordination ; elle implique l’organisation explicite des relations inter-individuelles, soit à partir d’une structure hiérarchique, soit à partir d’une structure non-hiérarchique. L’autre forme de coordination pourrait être appelée « ordre spontané » conformément à la terminologie utilisée par Friedrich Hayek.

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