Carl Menger — Première partie : Carl Menger, homme d’exception

Carl Menger et le cent-cinquantième anniversaire de la fondation de l’École Autrichienne d’économie

Il y a peu d’ouvrages dans l’histoire de la science économique qui peuvent vraiment être considérés « révolutionnaires » et « pionniers », dans leurs points de départ, leur logique et leurs implications. Mais un de cette catégorie est le Grundsätze der Volkswirtschaftsliche de Carl Menger, ses Principes d’économie politique dans sa traduction française. Cette année marque le 150ème anniversaire de sa publication, en 1871.

L’ouvrage de Menger est souvent classé comme une des premières formulations de la théorie de l’utilité marginale, avec les travaux de l’économiste britannique William Stanley Jevons (1835-82) et du Français Léon Walras (1834-1910), dont les écrits apparurent aussi au début des années 1870. Mais la contribution de Menger marqua aussi le début d’une École autrichienne d’économie à la distinction unique, fondée sur la théorie de la valeur subjective, dont il vint à être considéré « le père fondateur ».

Curriculum et écrits de Carl Menger

Carl Menger est né le 23 février 1840, dans la province de Galicie du vieil empire Austro-Hongrois. Il étudia le droit aux universités de Prague et de Vienne, décrochant un doctorat en droit à l’Université de Cracovie. Durant les années 1860, il travailla comme journaliste pendant un temps, chargé de suivre et d’analyser les fluctuations des prix des matières premières.

Il remarqua ce qui semblait être un écart fondamental entre la théorie des prix telle qu’on la trouvait dans les écrits des économistes classiques comme Adam Smith, David Ricardo, et John Stuart Mill, et les forces réelles en œuvre conduisant à la formation et aux changements des prix sur le marché. Cela mena Menger à repenser la théorie des prix et la formation des prix, ce qui devint la base de ses Principes d’économie.

En 1872, il fut nommé à un poste d’enseignant à l’Université de Vienne, d’où il fut promu à un poste de professeur de politique économique en 1873. Son autre ouvrage majeur était Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, (1883) qui provoqua une décennie de controverse avec les membres de l’Ecole historiciste allemande, en raison de la défense résolue de Menger en faveur de l’importance prééminente de la « théorie » en économie sur la collecte sans fin de données historiques comme base de l’analyse sociale et économique.

En 1876, Menger fut nommé tuteur en politique économique auprès du prince impérial Rodolphe d’Autriche (1858-89), l’héritier du trône austro-hongrois. La teneur de l’enseignement qui fut dispensé à Rodolphe a été publiée dans Carl Menger’s Lectures to Crown Prince Rudolf of Austria (1994).1 En 1878, le prince héritier et Menger écrirent ensemble et publièrent anonymement The Austrian Nobility and Its Constitutional Vocation: A Warning to Aristocratic Youth 2 . Ce texte est une cinglante critique de la décadence des jeunes membres de l’aristocratie autrichienne et de l’importance des valeurs « bourgeoises » dans la société moderne. (Le prince héritier se suicida tragiquement en 1889.3)

Dans les années 1890, les quelques travaux publiés par Menger furent liés à sa participation à la commission autrichienne ayant la tâche d’établir officiellement la monnaie du pays au-dessus de la convertibilité avec l’étalon or. Il appela à une fixation par le marché de la valeur d’échange entre la couronne autrichienne et une unité d’or, avant de figer le taux de reprise, pour éviter le danger tant de déflation que d’inflation.

Menger continua d’enseigner à l’Université de Vienne jusqu’en 1903, quand il prit sa retraite pour continuer les travaux théoriques qu’il avait commencés dans son volume de 1871. L’âge et le déclin de la lucidité de ses facultés intellectuelles l’empêchèrent d’accomplir cette tâche avant sa mort, le 26 février 1921, à l’âge de quatre-vingt-un an. En 1923, le fils de Menger, Karl Menger Jr. (1902-85), publia une édition légèrement révisée des Grundsätze, avec certains des ajouts et des correctifs trouvés dans les notes manuscrites de son père.

Si Carl Menger est le fondateur de l’Ecole Autrichienne, ce fut à travers les écrits de ses deux disciples inspirés, Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914) et Friedrich von Wieser (1851-1926), que le nom, et la renommée, de la « Théorie autrichienne d’économie » devint largement connu à travers le monde à partir des années 1880 et 1890, et les premières années du XXe siècle.

Influence de Menger sur le milieu intellectuel autrichien

Peu après le décès de Menger en 1921, Wieser écrivit un hommage à son maître, et expliqua le milieu intellectuel dans lequel les Principes d’économie de Carl Menger apparurent en 1871.

Wieser expliqua qu’à l’époque les étudiants, comme lui-même et Böhm-Bawerk, étudiaient l’économie au sein de la faculté de droit de l’université, et qu’il pensait que cela leur donnait une base solide et ferme pour approcher et apprécier les institutions telles que propriété, contrats, et les diverses institutions du marché. Mais cela ne leur donnait pas une compréhension du fonctionnement de l’ordre du marché, plutôt une simple appréciation de ses bases juridiques et de ses pré-requis.

Les manuels d’économie allemands distribués étaient complets à leur manière, mais manquaient d’un ancrage suffisamment satisfaisant dans la logique de la valeur économique, de la formation des prix, ou du fonctionnement de la concurrence du marché. Plus encore, ils étaient empreints des préjugés anti-théoriques de l’école historique allemande, dominante.

Quand Wieser et Böhm-Bawerk se tournèrent vers les « économistes classiques » pour un tel ancrage théorique, vers les écrits de Say, Adam Smith et David Ricardo, ils y trouvèrent une incroyable analyse du fonctionnement interactif et de la coordination de la concurrence du marché. Mais, disait Wieser, il leur manquait une approche assez « individualiste » pour bien approfondir et montrer comment, des évaluations et actions des individus participant à l’ordre du marché, logiquement et empiriquement, y émergent le processus de marché, la fixation des prix et les fruits de la coordination.

Wieser disait :

Au cœur de notre détresse, nous avions à portée de main les Principes de Menger, et soudain tous nos doutes étaient évanouis. Nous voilà donné un point fixe archimédien, à partir duquel nous trouvâmes encore plus ; cela nous donnait un plan archimédien complet, sur lequel nous pouvions avoir une solide fondation, et un savoir suffisant pour être rassurés de pouvoir poursuivre en des pas confiants.

Menger me dit une fois comment il en était venu à trouver cette solide fondation. Menger fut guidé vers cette théorie de la valeur [subjective] par la façon dont les prix étaient faits sur les marchés monétaires et de matières premières, dont il avait eu à assurer la couverture, alors jeune homme soumis au service civil [autrichien]. Il vit que les marchés étaient guidés dans leur détermination de ces prix par des faits de la demande dont la théorie dominante ne faisait aucune mention. Cette observation l’amena à un examen des besoins humains et de leurs lois. 

Points communs de Menger avec les autres penseurs marginalistes

Ce que Menger partageait en commun avec les autres ayant formulé l’utilité marginale portait sur les points suivants :

D’abord, la valeur n’est pas intrinsèque au bien ; elle ne résulte pas d’une simple quantité de travail qui aurait pu entrer dans la production du bien, comme les économistes classiques l’avaient soutenu depuis Adam Smith. La valeur repose sur une évaluation humaine du degré d’utilité et d’importance du bien en conditions de rareté.4

Ensuite, les biens ne sont pas évalués en termes de « classes » ni de catégories de biens ; en l’espèce, toute « l’eau » contre tous les « diamants ». Les biens sont évalués en termes de montants discrets5 ou « marginaux »6 de chaque bien particulier utilisé ou consommé.7

Enfin, l’utilité marginale ou l’importance de chaque unité d’un bien particulier acquis est inférieure (ou diminue) avec chaque unité supplémentaire utilisée ou consommée.

Assez étrangement, quand Menger présenta dans ses Principes sa théorie de l’utilité marginale décroissante des unités d’un bien acquises et utilisées, il ne donna aucun nom à ce concept.

Le terme grenznutzen8, ou « utilisation marginale », fut élaboré par Friedrich von Wieser et traduit en français, et généralement accepté, par « utilité marginale ».

Richard M. Ebelingà suivre

Seconde partie : les apports de Carl Menger à l’économie et troisième partie : Le fondateur de l’école autrichienne

  1. NdT : pas de traduction française.
  2. NdT : pas de traduction française.
  3. NdT : le drame de Mayerling.
  4. NdT : de possible pénurie.
  5. NdT : discontinus, fragmentés.
  6. NdT : liés à chaque unité marginale, c.-à-d. supplémentaire.
  7. NdT : En réalité, les montants sont à la fois discrets et marginaux.
  8. NdT : usage à la frontière.

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