Carl Menger — Troisième partie : Le fondateur de l’école autrichienne

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Carl Menger
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L’ouvrage de Carl Menger, inspiration des prochains Autrichiens

Carl Menger considérait son exposé [de l’économie] comme un premier développement approximatif à faire suivre par une analyse et une explication plus détaillées de l’émergence et de la formation de divers types de prix en différentes conditions de marché. Ses Principes d’Économie avaient été destinés à être le premier d’un ouvrage en quatre tomes, tomes suivants que C. Menger ne réussit jamais à mener à bien ; ces ouvrages à suivre, selon les manuscrits partiels restés incomplets, auraient traité de tout, de la formation en détails des prix des facteurs de production jusqu’à la mécanique des marchés des marchandises et des marchés financiers et le commerce international, en passant par la nature et les limites des divers types de politiques économiques étatiques.

Néanmoins, avec ses Principes, C. Menger avait fourni le point de départ et les briques pour le développement à suivre de l’École Autrichienne. C’est certainement ainsi que Wieser et Böhm-Bawerk voyaient ce qu’ils avaient appris du livre de C. Menger. Comme Wieser l’expliquait dans son essai à la mémoire de C. Menger après la mort de celui-ci :

Les Principes d’Économie de C. Menger n’épuisèrent en rien la somme de tous les problèmes de la théorie économique. Nous restions face à beaucoup, beaucoup de problèmes en suspens, y compris certains de la plus grande importance et difficulté. Mais il doit être clair désormais pour le lecteur que ce qu’il fit aura consisté à sécuriser sans faille pour nous, par ses présupposés de départ, ce plan d’Archimède, comme je l’exprimais plus tôt.

Böhm-Bawerk et moi avions ce même sentiment, que sur la base de fondation que C. Menger avait posé, nous pouvions continuer son travail sans craindre de laisser l’erreur nous égarer. Oui, et même plus, nous sentîmes tous deux un appel quasi irrésistible à poursuivre l’œuvre de C. Menger, comme s’il nous défiait de résoudre les questions qu’il avait laissées ouvertes sans réponse.

Nous nous sentions tous deux comme le joueur d’échecs face à un problème compliqué conçu pour lui par un maître supérieur, et qui en dépit de sa grande difficulté doit avoir une solution. Nous avions appris de C. Menger à voir les processus de marché comme le résultat historique graduel des directions prises par l’économie, et qu’un esprit curieux utilisant la puissance du raisonnement économique peut décortiquer, pourvu qu’assez d’attention et d’efforts créatifs y soient mis. Car il n’y a pas de problèmes insolubles en théorie économique, quand l’esprit réfléchi suit le chemin de la détermination et de la patience.

Le travail méthodologique de C. Menger et les conflits

Les propres contributions de C. Menger, toutefois, ne se limitèrent pas à ses Principes d’Économie. Le livre n’avait reçu que peu ou pas d’écho, même dans son propre milieu érudit de langue allemande quand il sortit, et l’attention qu’il eut fut critique, notamment venant d’un des leaders de l’École historique allemande, Gustav von Schmoller.

L’approche totalement théorique de l’analyse économique de C. Menger fut contestée et rejetée par les historicistes allemands, qui insistaient sur l’absence de toute loi universelle de l’économie, rien que des relations économiques historiquement relatives, et des règles institutionnelles et cadres juridiques changeant et spécifiques selon le temps.

C. Menger releva ce défi dans son livre de 1883 Recherche sur les méthodes des sciences sociales, spécialement en économie politique. Il y donna une défense inspirée de l’idée de « lois exactes » du choix et de l’action humaine, basées sur la nature humaine en conditions de rareté, dont on peut montrer l’application universelle pour l’objectif de l’analyse économique.

Mais le livre de C. Menger fut attaqué avec colère et agressivité par Schmoller, pour qui, insistant, le raisonnement économique abstrait était globalement creux et sans valeur, sauf à être d’abord construit et dérivé par induction de données historiques et statistiques. Chez Schmoller, ton et critiques étaient à la fois durs et méprisants envers la défense de la théorie économique par C. Menger.

C. Menger répondit aux critiques de Schmoller avec un court ouvrage en 1884, Les Erreurs de l’Historicisme Allemand, écrit sous forme d’une série de lettres imaginaires à un ami. C. Menger répondit à Schmoller sur le même ton, avec une langue qui ne pouvait que creuser encore l’antagonisme. De Schmoller, C. Menger dit dans une de ces lettres imaginaires :

Je suis conscient, mon ami, qu’il est pénible de ridiculiser le ridicule. De plus, il est difficile de ne pas tomber dans le ton du mépris envers un opposant insolent. Mais quel autre ton est approprié envers les déclamations d’un homme qui, sans la moindre familiarité tangible des questions de méthodologie scientifique, se persuade tel un juge faisant autorité sur la valeur ou non-valeur des résultats d’une étude méthodologique ?

Discuter de manière sérieuse des questions les plus difficiles de la théorie économique avec un homme dans l’esprit duquel tout effort pour réformer la théorie économique, toute amélioration de celle-ci en fait, est dépeinte en Manchesterisme (en laissez-faire) ! Discuter, sans en venir à un ton badin, de telles questions avec un savant dont l’ensemble du volume de connaissances quelque peu originale dans le champ de la théorie économique tient en une boue primaire de matériau historistico-statistique ?

On dit que pour son soixante-dixième anniversaire, Carl Menger demanda à chaque économiste dans le monde de lui envoyer sa photo ; il n’est peut-être pas très surprenant que Schmoller fut un des très rares qui ne surent honorer cette requête.

L’accent de C. Menger sur les institutions humaines et non sur les concepts planificateurs

Mais ce qui reste d’une importance notable et durable dans les études de C. Menger est son exposé de l’origine et de l’évolution d’une vaste variété d’institutions économiques et sociales. Déjà dans ses Principes, C. Menger avait un chapitre célèbre sur l’origine de la monnaie où il expliquait que la monnaie n’a pas été une création de l’État, mais se fit jour et évolua à partir des actions des individus, selon leur propre intérêt, tentant de trouver des moyens indirects et des méthodes pour surmonter les limites et les difficultés des transactions par troc.

Dans son Recherche, il généralisa cet éclairage en une reconnaissance de « l’ordre spontané » qu’est l’essentiel de la société humaine. Comme C. Menger disait :

Comment se fait-il que des institutions servant le bien commun, et étant extrêmement importantes pour son développement, puissent venir à exister sans une volonté générale visant à les établir ? (…) Le droit, la langue, l’État, la monnaie, les marchés, toutes ces structures sociales (…) sont, de façon non négligeable, le résultat non intentionnel de l’évolution sociale (…)

Chaque individu pouvait aisément observer qu’il y avait sur le marché plus de demande pour certains articles, en clair ceux qui répondaient à un besoin très général, qu’il y en avait pour d’autres (…) Ainsi, chaque individu qui apportait au marché des articles de quelque facilité à écouler (…) avait le but évident de les échanger, en plus de biens pour son besoin, contre d’autres aussi qui étaient plus faciles à écouler que les siens (…) L’origine de la monnaie ne peut vraiment se comprendre que comme la résultante non intentionnelle, le produit non prévu d’efforts spécifiquement individuels de membres de la société.

En 1892, C. Menger intégra sa théorie évolutionniste de l’origine de la monnaie en une théorie générale de la monnaie et comment la demande de monnaie, en particulier, découle des demandes individuelles des participants au marché de détenir un certain montant en liquidités pour faciliter les transactions qu’ils désirent faire. Une traduction apparaît dans Carl Menger et l’évolution des systèmes de paiement (2002).

Carl Menger comme avocat du libéralisme économique

Dans sa vision générale de l’économie, Carl Menger était un libéral classique qui considérait les libertés civiles et la liberté économique comme essentielles à une société bonne et prospère. Dans ses leçons de 1876 au Prince héritier Rodolphe, C. Menger mit l’accent sur les dangers des idées socialistes et communistes et sur l’importance d’un ordre reposant sur la propriété privée et l’entreprise en concurrence. C. Menger disait :

Motivations : « L’incitation la plus efficace pour les travailleurs repose sur leur reconnaissance que leur récompense dépend de leur propre diligence. »

Propriété : « L’économie nationale ne prospère vraiment que si et quand l’État protège la propriété des citoyens et ainsi les pousse à l’économie, la modération, et l’industrie. »

Les limites du contrôle étatique : “L’État n’a aucune possibilité de connaître les intérêts de tous les citoyens, et pour les aider, il lui faudrait tenir compte de chacune des [si] diverses activités de tous. Car toute sorte de plan qui entrave l’individualité et sa libre évolution, peu importe où il serait appliqué, serait tout à fait inapproprié. « 

L’intérêt propre de l’individu : « Seul l’individu sait les moyens d’atteindre ses fins ; du développement individuel sans entrave, il résulte un large éventail d’activités qui permettent d’atteindre un stade avancé de civilisation. Le citoyen individu sait le mieux ce qui lui est utile et il sera des plus industrieux quand il travaillera à ses propres finalités personnelles. »

Socialisme : « La responsabilité individuelle de son propre bien-être, la responsabilité de l’avenir de ses enfants… diminuerait sérieusement s’il manquait de toute motivation personnelle (individuelle)… Sous le socialisme, un système despotique se développerait… Personne ne pourrait choisir son métier ni sa profession, mais aurait à se conformer aux règlements du régime en toutes matières. »

Carl Menger, un professeur suscitant l’inspiration

Pour finir, il convient de dire quelques mots de C. Menger comme professeur. En 1892, l’économiste américain Henri Seager passa un semestre à l’Université de Berlin à étudier avec Schmoller et d’autres membres de l’École historique allemande. Puis, il voyagea alors jusqu’en Autriche pour passer un semestre à étudier à l’Université de Vienne avec C. Menger et Böhm-Bawerk.

Dans un article publié en 1893 sur « l’Économie à Berlin et à Vienne », Seager donna ses impressions sur Carl Menger en tant que professeur :

Le Professeur Menger porte plutôt bien ses cinquante-trois ans. En cours, il lit rarement ses notes, excepté pour vérifier une citation ou une date. Ses idées semblent lui venir à mesure qu’il parle et sont exprimées dans une langue si claire et si simple, et appuyées par des gestes si appropriés que c’est un plaisir de le suivre. L’étudiant comprend qu’il le guide plutôt que de le diriger, et quand une conclusion est atteinte, elle apparaît comme lui venant à l’esprit, non pas comme une notion externe, mais comme une conséquence évidente de son propre processus intellectuel.

On dit que ceux assistant assidûment aux cours du Professeur Menger n’ont besoin d’aucune autre préparation pour leur examen final en politique économique, et je suis prêt à le croire. J’ai rarement, sinon jamais, entendu un professeur qui possédait le même talent pour combiner clarté et simplicité de l’énoncé avec ampleur de vision philosophique. Ses cours sont rarement « par-dessus la tête » de ses étudiants les plus sots, et pourtant, ils contiennent toujours l’instruction pour les plus brillants.

Il a cette réjouissante faculté de donner vie aux idées et aux auteurs dont il discute…  Il connaît ses étudiants en détails et a, sans nul doute, appris de l’expérience que les idées sont facilement comprises quand elles sont dévoilées à l’esprit de l’individu non pas avec dogme, mais dans le même ordre que l’histoire les montre avoir été dévoilées aux hommes. Son succès à développer ses propres idées et théories, en outre de celles qu’il présente officiellement, est certainement remarquable et répond par avance à toutes les critiques.

On ne peut guère en dire trop à faire l’éloge du Professeur Menger en tant qu’enseignant. Sa grande popularité auprès de ses étudiants et le succès qui a récompensé ses efforts pour rassembler autour de lui de jeunes hommes talentueux, qui se retrouvent dans ses vues fondamentales, sont des preuves suffisantes de son génie dans ce domaine.

Carl Menger reste l’inspiration pour une école autrichienne toujours pertinente

En 1903, le sociologue américain Albion W. Small (1854-1926), en visite en Autriche, eut une conversation avec Carl Menger, où celui-ci déclara, « il m’est complètement indifférent que le nom d’École Autrichienne soit préservé. Ce qui est important, c’est que tout économiste digne de ce nom a désormais adopté chacun des éléments essentiels que je défendais. »

Il ne devint clair qu’aux autres « Autrichiens », qui vinrent après C. Menger, tels Ludwig von Mises et Friedrich A. Hayek, à mesure que le XXe siècle avançait, que le courant dominant de la profession d’économiste n’avait, en fait, pas adopté l’approche subjectiviste et le processus dynamique de C. Menger pour analyser et comprendre la nature du choix et de l’action humaine, ni la mécanique de l’ordre du marché concurrentiel à travers le temps.

Carl Menger, par suite, reste une figure emblématique, outre pour le développement de sa version du thème marginaliste, aussi comme l’origine d’une approche encore unique et distincte et grandement pertinente de l’analyse économique et sociale qui porte encore et justement le nom de « École Autrichienne ».

Richard M. Ebeling

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