Moralement inacceptable
(Après une introduction au terme « État »…) Pour ouvrir le rideau, on peut utiliser une citation de Luigi Bassani et Carlo Lotieri. Ils y expliquent pourquoi cette question morale est si importante. Je cite :
« Un des axiomes centraux du libertarianisme est l’idée que la même moralité s’applique à chaque personne, qu’elle agisse au nom d’un appareil public ou en sa capacité individuelle. »
Si quelque chose est moralement inacceptable, cela se doit d’être le cas pour tous.
Dans son Action humaine, Mises affirme que la révolte la plus importante contre la raison se trouve dans l’idée qu’il n’existe en rien de logique universellement valable. Ludwig von Mises appelle cela le polylogisme ; le polylogisme marxien affirme que la structure logique de l’esprit est différente pour les membres des diverses classes sociales. Le polylogisme racial ne diffère du polylogisme marxien que dans la mesure où il attribue à chaque race une structure logique particulière.
L’essor de l’État apporta une sorte différente de polylogisme, dont l’importance primordiale pour la théorie générale n’échappe à personne. La division entre la masse des sujets et l’élite des dirigeants politiques. Ainsi, ils ne sont pas comme vous et moi.
Voilà ce qu’est l’État en théorie.
L’Europe médiévale
Mais alors, à quoi ressemble un type d’institution non étatique ?
Il est important de se rappeler que nous n’avons pas affaire à une simple théorie ici, il y a de véritables institutions qui existent dans l’histoire réelle, ce sont des institutions réelles.
L’État vint vraiment à s’imposer aux XVIe et XVIIe siècles, avec la montée en puissance de ce qu’on appelle l’État westphalien, surtout à la fin de la Guerre de Trente ans. Ce que parfois on appelle l’État moderne ; mais en fait le terme « moderne » est inutile, parce que c’est toujours moderne. Surtout avec la montée de l’absolutisme, peu de temps après.
Mais comprendre ce qui précéda l’État en Europe de l’Ouest reste difficile à saisir pour beaucoup, en grande partie parce que les gens furent endoctrinés, à un tel point que demeure l’idée qu’il doit toujours y avoir une autorité souveraine suprême sur un territoire spécifique.
Mais avant l’État, ce n’était pas le cas. Avant la montée de l’État, des notions de patriotisme et d’identité nationale, les Européens médiévaux étaient bien plus pragmatiques envers l’idée de la puissance gouvernementale. Le prince ou roi existait pour résoudre les problèmes en cas d’urgence. De plus, lui et les nombreux autres seigneurs, ducs et autres membres de la classe royale existaient pour être arbitres de disputes et pour fixer les dédommagements attendus des fautifs.
Naturellement, ce type de travail exigeait une violence, et ces groupes utilisaient des moyens coercitifs dans leur travail. Mais ces groupes n’étaient pas assez forts pour revendiquer la souveraineté, ni un véritable monopole sur les moyens de coercition, et chaque prince devait subir la concurrence d’autres princes. En effet, les rois n’étaient, selon les mots de l’historien Hendrick Spruyt, « juste un prince parmi des princes égaux au sein de leurs royaumes ».
Les unités politiques avaient tendance à être très petites. De plus comme décrit par H. Spruyt, les êtres humains étaient, en Occident, sujets à des revendications légales qui se chevauchaient. Les gens pouvaient être vassaux de plus d’un prince. Ce qui signifie que la tentative de taxer une ville, un évêché ou d’un seigneur local pouvait se heurter à une forte résistance des organisations similaires, de l’Église, d’un conseil municipal ou d’un autre prince. Spruyt écrit :
« On pouvait être simultanément le vassal de l’empereur d’Allemagne, du roi de France et de divers comtes et évêques, dont aucun n’avait nécessairement la préséance sur les autres. Un vassal pouvait reconnaître différents supérieurs selon différentes circonstances. »
Négociation de consensus
L’effet de ceci signifia que les diverses puissances concurrentes cherchèrent le consensus, la négociation et autres moyens de résolution des conflits, autre que simplement en appeler à un souverain pour imposer sa volonté par le pouvoir de la force physique. Évidemment, cela plaçait une limite notable au pouvoir des dirigeants politiques. Par exemple, l’historien Charles McIlwain écrit :
« la propriété, qu’un sujet avait par droit légal, de l’intégrité de son statut personnel et de l’utilisation de ses terres et de ses biens, était normalement hors de portée et de contrôle du roi ».
Au début du XIVe siècle, Jean de Paris, un philosophe dominicain, déclarait que : « ni le pape ni le roi ne pouvaient s’emparer des biens d’un sujet sans son consentement. » De plus, Bruno Leoni concluait que :
« dans l’ébauche médiévale du principe « pas d’imposition sans représentation » s’entendait comme « pas d’imposition sans le consentement de l’individu taxé ».
Et on nous dit en 1221, par l’évêque de Winchester, que :
« quelqu’un prêt à consentir à un impôt d’écuage, refusa de payer, après que le conseil ait accordé la subvention, au motif qu’il la contestait ; et l’Échiquier confirma son plaidoyer. »
Le pouvoir était divisé entre les princes locaux, le Saint Empereur romain, l’Église. Tous étaient en compétition les uns avec les autres pour le pouvoir. Au fil du temps, cela signifiait que tous ces groupes s’assuraient que leurs droits individuels, les droits des monastères, les droits des évêchés, les droits des princes, étaient tous inscrits dans des documents locaux et dans des accords entre ces divers dirigeants concurrents, qui souvent se tournaient les uns vers les autres dans diverses circonstances. Mais cela permettait aux vassaux et aux petits seigneurs de chercher des solutions aux problèmes qu’ils pouvaient avoir avec d’autres seigneurs ou d’autres organisations semblables.
Ainsi, ce n’était pas cette hiérarchie descendant du sommet, où la cour suprême dit qu’elle a le dernier mot. Et je suppose que c’est cela, cela n’existait pas vraiment en tant que système dominant d’organisation politique.
Pas l’anomie pour autant
Cela ne signifiait pas l’anomie [absence de règles, de normes, de lois] bien sûr, tout comme il n’y a pas d’anomie aujourd’hui dans le monde anarchique actuel des relations internationales (il y a le droit international, il y a d’innombrables accords parmi les États souverains.) De même, dans le monde pré-étatique des gouvernements non-souverains, il y avait du droit, il y avait de la résolution des conflits, il y avait l’exécution des décisions de justice et les négociations entre puissances semi-indépendantes étaient monnaie courante.
Pourtant, il n’y avait pas de pouvoir suprême souverain. Les rois existaient pour régler les différends, pour soumettre les agresseurs violents. Ils y réussissaient souvent, mais ils y échouaient souvent aussi, tout comme à toute époque de l’humanité. Ces systèmes juridiques étaient souvent des systèmes de justice réparatrice, conçus pour offrir un moyen d’obtenir un paiement de la part de ceux commettant les délits.
Ce n’était pas parfait, mais il serait difficile d’argumenter que cette période était pire que l’âge de l’absolutisme du XVIIe siècle, ou l’âge de la guerre totale au XXe siècle. Ni que les gens ordinaires étaient livrés à eux-mêmes et à la merci de grandes organisations. Les êtres humains et les ménages étaient affiliés à de nombreuses organisations, les municipalités, les guildes, les églises, les familles, les clans et plus encore. Tous fournissaient abri et toit pour obtenir une sorte de sécurité collective au niveau le plus local.
L’individu atomique n’existait pas vraiment dans la société, de quelque manière que ce soit. On faisait partie d’une famille, d’un clan ou d’une sorte de guilde professionnelle. C’était bien sûr le monde que Machiavel et d’autres penseurs modernes voulaient voir disparaître.
Absolutisme souverain
Et ils y réussirent. Ce qu’ils obtinrent à la place, c’est l’État : absolutisme et souveraineté. Dans le monde pré-étatique, aucun politicien ne pouvait être sûr qu’il ne serait pas défié par un égal. Dans le système étatique, chaque souverain, qu’il s’agisse d’un roi, d’un président ou d’un parlement, exerce une autorité suprême et totale au sein de sa juridiction.
Tout aussi important est le fait que la plupart des autres États, la plupart du temps, reconnaissent la souveraineté de tous les autres États, ce qui contribue à pousser le système d’États souverains globalement.
Il n’est donc pas surprenant que l’absolutisme ait suivi peu après l’établissement de l’État, et ceci est décrit, ce à quoi ressemble l’État absolu bien compris, est décrit par Jean Bodin, un Français du XVIe siècle :
« Le souverain, de plus, doit être unitaire et indivisible, le lieu central du commandement et de la société ; nous voyons le point principal de la majesté souveraine et du pouvoir absolu comme consistant à donner des lois aux sujets en général, sans leur consentement. »
« Sans leur consentement », c’est là la phrase clé de l’absolutisme, dans ces endroits où l’État en différait significativement.
Il s’agissait d’imposer des lois et des ordonnances sans le consentement, sans aucune sorte de modèle de consensus, sans faire appel à aucune autre force extérieure. Donc, tant en théorie qu’en pratique, le consentement n’a aucune importance dans l’esprit de l’absolutiste, auquel bien sûr Machiavel hocherait la tête en accord.
Il n’est ainsi pas surprenant que pendant cette période, on voie une multiplication des efforts pour attribuer le droit divin aux monarques. Ceci est souvent attribué au Moyen Âge, mais seul un monarque de l’époque de l’absolutisme pouvait revendiquer de façon crédible un titre aussi grandiose. C’est aussi pendant cette période que les absolutistes firent d’autres revendications farfelues, telle la notion que, je cite, « Dieu ordonne à tous les magistrats » ou que « désobéir au roi, c’est désobéir à Dieu ».
On peut opposer cela aux idées de, disons, Thomas d’Aquin qui, au Moyen-Âge, aurait dit que « celui qui tue un tyran pour libérer son pays est loué et récompensé », ou Saint Augustin bien sûr, qui déclara « qu’une loi injuste n’est pas une loi du tout ». Évidemment incompatible avec l’idée que Dieu mit le roi à son poste et qu’on ne saurait lui désobéir.
Ryan McMaken