Lumières 101 – Science et Méthode

Nous tentons aujourd’hui l’exercice de transcrire un des entretiens tenus sous la série Lumières 101 entre Georges Lane et François Guillaumat, qui bien que souvent longs et complexes, donnent un concentré précieux d’analyse de sujets de fond.

Comme premier épisode, nous vous proposons : Sciences et Méthode.

Il s’agit d’une analyse originale et riche de la question fondamentale de ce qui fait une science ou pas, en particulier s’agissant du recours aux mathématiques en économie.


Science et Méthode

LUMIÈRES 101 – UN REGARD LIBRE SUR UN MONDE OUVERT.

Georges Lane – Aujourd’hui, François Guillaumat et moi-même, Georges Lane, vous proposons un échange à propos d’un livre
qui a été publié il y a maintenant un peu plus d’un siècle, écrit par un grand mathématicien, Henri Poincaré ; ce livre s’intitule « Science et Méthode ». La lecture de ce livre, qui est assez critique contre l’utilisation qui est faite alors de la logique et des propos tenus concernant la logique…

François Guillaumat – …oui, c’est une certaine interprétation de la chose.

GL – … nous semble présenter un intérêt tout à fait précis, en relation avec l’économie politique actuelle, avec la science économique actuelle.

FG – C’est-à-dire qu’on pourrait en tirer des enseignements pour la manière dont la science économique éventuellement est motivée.

GL – À commencer par les concepts de cette science économique. La science économique n’est pas ce bâtiment bien homogène que certains veulent dire. C’est davantage, étant donné les connaissances des uns et des autres, un archipel…

FG – Si nous avons prétendu y définir un charlatanisme ordinaire, c’est qu’il y a forcément un continent et puis des océans. [1]

GL – C’est certain. Pour fixer les idées, il y a la théorie de l’équilibre économique général, d’un côté, et il y a la théorie macro-économique de l’autre. Les économistes spécialisés dans l’une maintiennent sur, comment dire, la frontière, les économistes de l’autre et réciproquement. Celle dont parlent les journalistes est fondamentalement la théorie macro-économique, dont l’évolution depuis sa création dans la décennie 30 a connu de nombreuses péripéties…

FG – On a dit tout le mal qu’il y avait lieu d’en penser lorsqu’on a parlé de Hayek.

GL – Il ne s’agit pas de revenir sur tout cela…

Henri Poincaré
Henri Poincaré.

[1] FG et GL firent de réguliers dialogues comme celui-ci. Le thème du charlatanisme y revient régulièrement, il est repris plus bas par FG dans cet entretien. Dans l’esprit, il consiste à traiter ainsi tous les « économistes », ou autres « scientifiques », avançant des pseudo-résultats qui ne reposent en réalité que sur des méthodes ne remplissant pas les critères d’une science. Le plus souvent ces défauts proviennent du caractère vaguement empirique des méthodes employées dans des domaines d’étude où l’empirisme des physiciens ne convient absolument pas, par exemple parce qu’il y est impossible de mener des expériences objectives et répétables.

NOTION DE CHARLATANISME ORDINAIRE

FG – Il s’agit de dire quand même que ni la macro-économie, ni la théorie de l’équilibre général ne sont véritablement scientifiques. Que ce que nous avons appelé le charlatanisme ordinaire, c’est un ensemble de refus de tenir compte de vérités bien établies qui fondent justement ce genre de pratiques. Mais il s’agit de tirer les enseignements de la lecture de Henri Poincaré.

[Ce qui] m’avait frappé à première vue en lisant ce texte la dernière fois, c’était la notion de nombres transfinis. Des mathématiciens qui prétendaient avoir inventé des nombres qui seraient plus grands que l’infini ; on se plaçait à l’infini et puis ensuite, y faire une théorie des nombres qui seraient plus grands que l’infini et ils prétendent d’ailleurs déduire une théorie des nombres non infinis à partir de cette théorie des nombres transfinis. Evidemment Henri Poincaré exprimait un robuste scepticisme à cet égard.

Et moi ça m’a frappé parce que cette idée de se placer dans une situation impensable, c’est vraiment quelque chose qui caractérise les économistes mathématiciens quand ils prétendent définir les conditions de l’équilibre général.

GL – Alors soyons précis sur ce point.

FG – Ils franchissent la ligne entre le réel pensable et l’irréel impensable.

GL – Ou le simple bon sens, qui existe depuis Jean-Baptiste Say, qui consiste à dire que toute offre est une demande.

PRÉTENDRE DÉFINIR UNE CONNAISSANCE DÉTACHÉE DU RÉEL

FG – Moi, l’idée qui m’est venue, c’est que c’était inspiré par ce procès fait à la connaissance elle-même par Emmanuel Kant, et que lui reproche évidemment toute sa tradition réaliste ultérieure, que moi j’ai découvert grâce à Ayn Rand ; mais que Claude Tresmontant exprimait lui aussi. Il détestait complètement cette idée de faire procès à ce que l’on peut connaître au nom de ce magma impensable. Et dans ce désordre de la pensée qu’à engendré le kantisme, il me semble bien que ce que Poincaré critiquait fait partie de cette démarche qui finalement prétend définir soit une connaissance détachée du réel, soit une connaissance opposable à la logique.

En tant qu’économistes, on est très habitués aux deux, puisqu’on a plus ou moins fait la théorie quand on a parlé du pseudo-expérimentalisme : on a des économistes mathématiciens qui prétendent employer des concepts complètement impensables à propos de la réalité, et puis de l’autre, on a des prétendus statisticiens qui voudraient prouver finalement par les moyens statistiques, eh bien la même chose, à savoir des absurdités, que 2 et 2 font 5. On a fait une émission sur le pseudo-expérimentalisme, on en a fait une autre sur prouver statistiquement que 2 et 2 font 5. [2]

Et moi ça m’intéressait, moi qui ne suis pas un lecteur habituel de Henri Poincaré, de retrouver ce divorce entre la logique et l’expérience, comme dénoncé par les philosophes réalistes, exprimé dans des débats mathématiques qui, il faut bien le dire, me passent un peu par dessus la tête.

En économie, il y a des domaines que j’ai eu la chance d’étudier parce qu’à l’époque je les prenais au sérieux, je ne savais pas que c’était faux. À partir du moment où vous comprenez que quelque chose est faux, c’est beaucoup plus difficile de l’apprendre. Par exemple, l’économie mathématique, la théorie de l’équilibre général, je ne l’ai jamais véritablement apprise. L’économétrie, j’en ai fait autant que possible, mais là l’économie mathématique, j’en ai certainement moins fait que Georges Lane. C’est d’ailleurs pour cela que je lui abandonne le soin de montrer ce que Poincaré lui inspire vis-à-vis de l’économie mathématique.

Pour ma part, je ne retiens que les conditions strictement impensables de la concurrence pure et parfaite, l’atomicité du marché, l’infinie multiplicité des offreurs, le caractère absolument et parfaitement élastique des courbes de demande et toutes ces choses totalement impensables qui justement, en signalant qu’on avait affaire à quelque chose d’inapplicable à la réalité, ne donnaient pas véritablement envie de l’étudier davantage, à partir du moment où on n’en n’avait pas eu l’occasion auparavant.

[2] FG et GL reviendront sur le « pseudo-expérimentalisme » plus loin. Concernant les statistiques, l’idée de base pour rappeler, ou affirmer qu’elles ne peuvent être une méthode fondant la science consiste à rappeler leur processus, leur fonctionnement. La recherche basée sur la statistique obtient comme résultats des corrélations, de diverses formes, c’est-à-dire des comparaisons de données montrant une similitude visuelle plus ou moins forte entre elles. Mais auparavant, il a fallu aller chercher ces données, avoir l’idée de les mettre côte à côte, de les comparer. Donc de faire l’hypothèse d’une analogie, l’hypothèse d’une corrélation. Or cette hypothèse est précisément ce que les statisticiens veulent montrer, ce qui se mord la queue. Les graphiques typiques des statistiques ne font donc au mieux que confirmer qu’une corrélation présumée semble exister. Ils ne la prouvent pas, ni ne prouvent l’hypothèse préalable, encore moins la causalité implicite faite dans l’hypothèse. Comme le dit FG quand il parle de 2+2=5, si un graphique semble montrer que 2+2=5, c’est forcément que le graphique est faux ou biaisé.

GL – Mais tout cela, François Guillaumat, fait référence à la théorie de l’équilibre économique général, qui est très développée aujourd’hui, avec des mathématiques toujours plus nouvelles, le cas échéant qui n’existaient pas à l’époque de Henri Poincaré. Cette économie tranche avec la théorie économique dont les politiques et les journalistes parlent, à savoir la théorie macro-économique.

Statistiques passées à la loupe

LOGIQUE, PHILOSOPHIE, SÉMANTIQUE

Mais avant que nous prolongions, je voudrais dire quel est le fond du livre de Henri Poincaré, « Science et Méthode ». Le fond de ce livre est, selon Poincaré, que les mathématiques ne peuvent pas se réduire à la logique.

Moi je ferais la transposition directe…

FG – Dans une certaine interprétation de la logique. Parce que moi je confonds pour ma part la logique et la philosophie, et la philosophie et la sémantique. On crée sur les lois de la réalité avec la philosophie. C’est-à-dire qu’on définit des termes qui doivent correspondre à quelque chose d’existant, et des classes qui reposent sur l’observation de régularités et qui les justifient.

Alors évidemment, on a une certaine latitude, justement Ayn Rand a bien expliqué qu’on était responsable de la définition de ces classes, on ne pouvait pas échapper à cette responsabilité, mais qu’en même temps on ne pouvait pas les choisir arbitrairement.

C’est exactement le contraire de ce que Karl Popper m’avait enseigné. Il disait lui que la définition était arbitraire. Or justement cette notion de définition arbitraire, ou plutôt de définition complètement détachée des lois du réel observé, c’est ce qu’ambitionnait de faire les mathématiciens que critiquait Henri Poincaré.

Lui disait ça ne peut pas marcher, d’abord c’est pas comme ça qu’on enseigne, mais en plus, on ne voit pas très bien à quoi ça peut servir. Et puis de montrer qu’en réalité, ces gens qui prétendaient employer des définitions complètement indépendantes de l’observation ou de l’intuition, en réalité y faisaient appel.

GL – Alors justement, François vous venez de dire le mot. Je voulais insister sur ce point.

Dans ce livre, Henri Poincaré insiste sur, disons sa thèse aux termes de laquelle les mathématiques ne peuvent pas être réduites à la logique. Il y a en effet, l’intuition à faire intervenir, en d’autres termes, l’intuition du mathématicien c’est-à-dire du savant qui a choisi comme discipline les mathématiques ou tel ou tel domaine des mathématiques. Moi je ferai la transposition suivante : l’économie politique, la science économique, ne peut pas se réduire aux mathématiques, à n’importe lequel des domaines mathématiques qui peuvent exister aujourd’hui, 100 ans plus tard que « Science et Méthode », qui a été écrit en 1908.

LES MATHÉMATIQUES SERVENT-ELLES À QUELQUE CHOSE ?

FG – La question se pose de savoir si les mathématiques servent seulement à quelque chose. Parce que depuis que Pascal Salin a réfuté l’effet de revenu, la seule chose que je ne savais pas pouvoir démontrer autrement que mathématiquement, eh bien, il semble que les mathématiques sont une langue étrangère inutile, qui en fait affaiblit la rigueur scientifique dans la mesure où pour formaliser il faut faire des hypothèses qui ne sont pas nécessaires à la compréhension de la réalité, et part ailleurs bien entendu c’est un obstacle à la compréhension comme le fait de l’écrire dans un autre alphabet ou dans une autre langue alors qu’on pourrait parfaitement écrire dans sa langue maternelle. [3]

GL – Mais en disant cela François Guillaumat vous faites référence à un certain domaine des mathématiques. Il y a un autre domaine des mathématiques qui sous-tend la théorie macro-économique, à savoir la comptabilité nationale. La comptabilité nationale, c’est de l’arithmétique. C’est de l’arithmétique mêlée de statistiques, autre domaine des mathématiques.

FG – Ca c’est un autre aspect. Je dirais qui est un peu plus éloigné de ce que Henri Poincaré dénonçait, parce que…

En prétendue comptabilité nationale, on a affaire à des gens qui mesurent des choses, dont ils savent très bien qu’elles ne correspondent pas à la réalité des jugements de valeur. On est dans ce que les pionniers de cette pratique appellent des objets frontières, c’est-à-dire des notions que les gens s’entendent pour manier, dont ils discutent comme si elles avaient un sens, alors que leur rapport avec la réalité, on sait très bien qu’il ne peut pas être total. On sait très bien que ça appartient donc à un charlatanisme ordinaire qui ne procède pas seulement d’une erreur philosophique mais d’un opportunisme politique. On discute des prétendues données, les fameux chiffres de la prétendue comptabilité nationale, parce que c’est ce que les hommes de l’état ont envie d’entendre et parce que c’est un moyen de rationaliser leurs actions.

GL – À défaut de faire référence à la comptabilité nationale, on fera référence à la comptabilité publique, dont les règles sont différences, et sur la base de cette comptabilité publique, par exemple en ce moment, on va discuter, ou des politiques vont faire miroiter une réforme de la fiscalité aux termes de laquelle une réduction de l’impôt de solidarité sur la fortune coûterait entre guillemets tant de milliards au Trésor.

FG – Ca veut dire quoi « coûter » ? C’est là qu’on voit que l’aspect moral leur échappe complètement. Puisque les hommes de l’état n’en veulent pas, ils ne nous en font pas cadeau. C’est pas eux qui sont propriétaires, ils ne sont que des voleurs.

GL – Donc si on en revient à l’équilibre économique général, cet équilibre économique général peut être envisagé de nombreuses façons…

[3] L’idée développée par FG est en deux temps. Tout d’abord, toute mathématique repose sur un modèle, par exemple celui des nombres imaginaires. Lorsque ce modèle est relativement simple, leur notation peut aider à tirer des propriétés du modèles, des conclusions, de façon plus rigoureuse et systématique. Mais lorsque le modèle est plus complexe, et surtout quand il est intuitif, comme c’est le cas en théorie économique, la nécessaire modélisation devient laborieuse et leur équations tendent à obscurcir par trop d’éloignement envers la réalité vécue des concepts. La mathématisation suppose des variables, a, b, etc. Notre réalité impose au moins autant de variables que nous sommes d’humains sur terre. Est-il plus simple de raisonner sur un système à sept milliards de variables ?

Tableaux noir équations
Les mathématiques au secours de l’économie ?

PSEUDO-COMPTABILITÉ

FG – Quand on parle de comptabilité publique, il faut savoir que c’est du pseudo-compte, c’est de la pseudo-comptabilité, c’est comme la prétendue comptabilité nationale. On est entièrement dans un de ces premiers aspects du charlatanisme ordinaire que nous avons appelé le sophisme pseudo comptable. Mais…

Quand on parle de ça on s’éloigne de la critique de Poincaré parce qu’on a affaire à des gens qui ne sont pas foncièrement honnêtes, ils n’émettent pas des erreurs de bonne foi.

Alors que quand on cherche à définir des concepts soit complètement détachés de l’expérience, soit complètement dépendants de l’expérience sans comprendre ce que c’est que la validation des concepts par l’expérience, qui est ce qu’on apprend quand on est initié à la philosophie réaliste, eh bien c’est une erreur intellectuelle. Et c’est une erreur intellectuelle qui vous piège aussi longtemps qu’on ne sait pas raisonner autrement. Quand vous prenez Karl Popper pour un maître à penser, vous refusez de voir les contradictions de cette pensée parce que vous ne connaissez rien à la place. [4]

Dès lors qu’on vous a offert quelque chose d’autre à la place, et que vous vous êtes vous-même rendu compte que ces contradictions-là qui sont celles du positivisme, prétendue philosophie qui réfute toutes les philosophies et donc se réfute elle-même. À partir du moment… ces contradictions-là sont précisément ce qui va vous permettre d’acquérir de nouveaux moyens de preuve, dans le raisonnement. Vous allez apprendre à raisonner de façon véritablement logiques quand vous aurez compris ce que c’est que le vol de concept. C’est-à-dire le fait d’utiliser des mots dans votre discours ostensible, affirme qu’ils n’ont pas de fondement, que vous n’avez pas le droit de vous en servir.

Et chez Poincaré… Poincaré prend un malin plaisir à démontrer que ces gens qui cherchent à se passer en mathématiques de concepts dépendant de l’observation, du bon sens, eh bien justement il en vient à s’en servir de manière subreptice et de ce fait contradictoire. L’avantage des mathématiques étant qu’une fois que vous avez mis le doigt sur une contradiction, on n’est plus censé la prendre au sérieux. Alors que justement dans le charlatanisme ordinaire de l’économie, qui est une science par nature politisée, eh bien le fait qu’il y ait une contradiction sur laquelle vous pouvez mettre le doigt, ne conduit pas les gens à renoncer à leurs pratiques vicieuses.

[4] De quoi s’agit-il ? FG, avec les autrichiens, critique, conteste la pertinence de la démarche de l’empirisme dans le champ des sciences sociales. L’homme apprenant de ses erreurs, il n’est jamais possible de répéter strictement à l’identique une même expérience impliquant un humain raisonnant. De plus, aucun humain ne se trouve jamais deux fois exactement dans les mêmes circonstances, car l’économie, le marché, son environnement évoluent constamment. L’idée même que la démarche scientifique sociale puisse reposer sur l’expérience objective et répétable est donc incohérente, et contestée. Mises et Hoppe ont établi que seule l’action humaine et donc l’analyse praxéologique peut constituer la base épistémologique valable de ces sciences.

GL – Et c’est un point sur lequel Henri Poincaré met l’accent, relativement à certaines logiques nouvelles de son époque. Où une fois pris dans une contradiction, ces logisticiens comme il les dénommait, vont essayer par des artifices à sortir de cette contradiction, sans remettre en question toute la démarche qu’ils ont suivie pour en arriver là.

FG – Il y a des retournements remarquables, que décrit justement Poincaré ! Moi je trouve que c’est très bien que ces gens tirent au moins les conséquences des contradictions sur lesquelles on a attiré leur attention.

Parce que en économie ce n’est pas ce qui ce passe. Vous avez des contradictions sur lesquelles on passe son temps à attirer l’attention et dont les praticiens ne tirent absolument aucune conséquence.

Jean-Baptiste Say
Jean-Baptiste Say, né en 1767, connu pour sa « loi de Say » (ou « loi des débouchés ») : toute offre crée sa propre demande.

AJUSTEMENT ENTRE OFFRE ET DEMANDE

GL – Je voudrais prendre l’exemple de cet équilibre économique. Et faire apparaître le grand écart que ce concept amène les économistes entre guillemets à faire.

Je le disais il y a quelques secondes, au départ, Jean-Baptiste Say, nous sommes au début du XIXe siècle, fait cette remarque de bon sens que toute offre est une demande. Par conséquent, l’équilibre est implicite à cette égalité entre l’offre et la demande…

FG – … le mot équilibre est en lui-même emprunté à la physique, je ne suis pas sûr qu’il ait sa place en économie.

GL – Oui mais parlons de l’égalité.

FG – Parlons d’ajustement. [5]

GL – Ou d’ajustement, naturel, spontané.

FG – Le problème évidemment, c’est quand vous faites abstraction des certitudes, l’ajustement est nécessaire. Le seul des ajustements qui puisse exister et celui qui existe entre les attentes et les réalisations. Vous vous attendez à pouvoir échanger, mais pas aux conditions que vous voudriez.

GL – Mais plaçons-nous dans ce cas où, disons, tout va bien, car nous sommes dans un contexte de droit, car ce qu’on échange, ce sont des droits de propriété sur les choses.

À toute offre de bien en propriété va donc correspondre une demande en propriété et a priori pour autant que l’échange a lieu à l’échelon individuel, à l’échelon de chaque individu, eh bien il doit se retrouver en général. S’il ne se retrouve pas en général, c’est qu’il va y avoir des obstacles et d’où peuvent provenir ces obstacles, eh bien fondamentalement des règles de droit qui ne seront pas respectées. Au lieu qu’il y ait échanges volontaires, il y a des échanges obligatoires qui devront être faits. Ou bien il y aura des « prélèvements », entre guillemets, qui seront faits sur l’offre ou sur la demande.

Bref, interviendra un deus ex machina qui empêchera que l’ajustement spontané, automatique se réalise entre l’offre et la demande.

FG – C’est surtout la réglementation qui interdit les échanges.

[5] Il semble utile de revenir sur cette loi de Say et cette nuance entre ajustement et équilibre. Say constate que lorsqu’il y a échange, une offre trouve une demande, c’est ce sens qu’il faut retenir ici. Par cet échange, la demande que fait l’offreur d’un produit ou service, demande de monnaie le plus souvent mais pas exclusivement, rencontre l’offre de monnaie que lui fait le demandeur du produit. Nous en avons perdu l’habitude, mais il peut y avoir négociation ou marchandage, c’est-à-dire que chacun aura ajusté son offre à la demande de l’autre, jusqu’au niveau d’une égalité apparente. C’est de cet ajustement que parle FG ici. Et le moment de l’échange est un moment d’équilibre. La puissance de la loi de Say, et ce que la discussion va développer, consiste à se rendre compte que le seul équilibre est celui de l’échange individuel et donc que tout marché est à tout instant en équilibre au sens du produit de l’ensemble des échanges élémentaires qui le constituent, se succédant au cours du temps, ce qui est une vision à la fois statique et très dynamique du marché – et surtout très réaliste.

Ordre et chaos
Ordre et chaos en théorie économique.

ARRIVE LA MONNAIE

GL – Nous sommes au début du XIXe siècle.

Là-dessus il y a un bien qui est laissé de côté, ou qui va être chargé de nombreux caractères magiques, c’est la monnaie. Eh bien cela nous situe dans le troisième tiers du XIXe siècle, c’est Walras, c’est Walras qui reprend cet équilibre de Jean-Baptiste Say et qui introduit la monnaie.

Et qui le cas échéant, va dire que cette monnaie crée des ajustements entre l’offre et la demande.

Bien plus, à l’époque le concept de demande n’est pas appliqué à la monnaie, le concept d’offre n’est pas appliqué nommément à la monnaie. Bien plus, à partir du moment où quelqu’un offre un bien en propriété pour obtenir de la monnaie, son obtention de monnaie va être qualifié par les économistes de non-demande.

James Stuart Mill parlera de non-demande et au début du XXe siècle, eh bien Jacques Rueff lui-même parlera de non-demande,
il ne voudra pas utiliser le concept de demande de monnaie qui sera institué…

FG – La non-demande, c’est une non-demande pour les autres biens.

GL – C’est ça, exactement.

FG – Faut préciser, par ce que pour nous, la monnaie c’est un bien. Il y a une demande de monnaie, comme il y a une demande des autres biens.

GL – Seulement le concept de demande de monnaie n’apparaîtra que dans la décennie 1930.

FG – Bon, on ne voit pas le rapport avec la critique de Poincaré.

GL – Eh bien nous y venons, justement.

Dans cette décennie 1930, que va-t-il se passer ? Eh bien d’un côté il va y avoir une mathématisation qui va aboutir concernant l’équilibre général à la Say ou à la Walras, et l’économiste reconnu c’est un dénommé Wald. Wald qui va être justement évoqué par Dedreu dans son livre référence de 1959 qui s’appelle « Théorie de la Valeur », et parallèlement… et cet intitulé « Théorie de la valeur » aurait mieux été exprimé par « Théorie des Prix »…

ACTION HUMAINE ET AXIOMATIQUE

FG – Est-ce que ça veut dire étant donné le caractère complètement inintelligible de ces démonstrations, est-ce que ça veut dire qu’il essaye de définir la valeur indépendamment de l’expérience, de l’échange que nous en avons ?

GL – Absolument, absolument…

FG – Par conséquent, c’est pas de la théorie économique, c’est tout sauf de la théorie économique.

GL – Exactement.

FG – La théorie économique, c’est de la théorie de l’action humaine, c’est-à-dire une théorie du lien entre la pensée et la réalité.

GL – Mais vous avez tout à fait raison, François, mais en disant cela vous faites référence à la vraie économie politique, celle des Autrichiens, qui va se développer parallèlement à ces domaines économiques que j’évoquais…

FG – En fait c’est eux qui se détachent, ils se développent, en trahissant des prémisses de la discipline, les fondements de la discipline, le fait qu’il s’agit d’étudier les conséquences de la pensée de l’action. On cherche à mathématiser ceci, à traiter cela comme une causalité naturelle, ce que ce n’est pas, et puis, de temps en temps ce gens-là se rendent compte qu’ils se trompent, mais ils font comme les logisticiens que dénonce Poincaré, ils essaient de transformer leurs résultats à partir de la même démarche erronée, au lieu de la remettre en cause.

GL – Exact. Mais parallèlement à ces économistes qui vont donc établir une théorie de l’équilibre économique général mathématisée, ce que Debreu en 1959 appelle donc « Théorie de la Valeur », mais en sous-titre il parle d’axiomatique de la théorie des prix…

FG – C’est très important, parce que d’après ce que j’ai compris de la définition implicite de l’axiome dans les débats où Poincaré intervient, l’axiome c’est quelque chose qui n’est pas certainement et nécessairement vrai, ce n’est pas une proposition dont on ne peut pas imaginer qu’elle soit fausse, c’est une proposition que l’on prend comme point de départ d’un raisonnement, raisonnement dont la validation sera assurée par son caractère non contradictoire éventuel. Or ça c’est pas de l’économie, c’est de la mathématique. [6]

GL – Exact.

FG – C’est justement l’ambition des gens que critiquait Poincaré que cette prétention à définir une théorie indépendamment de l’expérience concrète de l’action. Alors évidemment chez les mathématiciens, c’est plus justifié, parce qu’après tout on ne sait pas si ça ne peut pas donner des résultats utilisables, après tout, les nombres imaginaires, on en a bien trouvé a posteriori une utilisation, mais en théorie économique, c’est complètement contraire à raison d’être de la science économique. C’est là qu’il y a une différence fondamentale entre les mathématiques et la science économique.

Et les économistes mathématiciens qui ne comprennent pas cette différence, ils vont perdent leur temps. Et l’argent du contribuable, parce qu’à l’évidence, bien sûr, ce n’est pas avec de l’argent privé qu’on fait des recherches qui ne servent absolument à rien et qui ne peuvent aboutir qu’à des propositions arbitraires, des propositions absurdes.

[6] La bonne compréhension de ce passage est essentielle. FG compare le concept d’axiome en mathématique avec celui venant de l’épistémologie de la praxéologie, c’est-à-dire ce qui fonde la théorie autrichienne d’économie. Comme il le dit ici, un axiome en mathématique est comme un postulat, c’est une hypothèse fondamentale qu’on pose a priori, sans plus de justification. De l’axiome (ou d’un ensemble d’axiomes, comme pour la géométrie euclidienne) on déduira toute une théorie. Cette théorie n’est en soi ni vraie ni fausse. Elle devient vraie, au sens de réaliste, si ses axiomes expriment une réalité physique, comme le nombre un et l’addition fondent les nombres entiers parce que ‘un’ et ‘plus’ ont un sens réel. Les nombres imaginaires deviennent « réels » quant on se rend compte qu’ils modélisent parfaitement les courants électriques alternatifs. En économie par contre, l’axiome de l’action humaine, et celui de l’argumentation, ne sont pas posés arbitrairement. Ils sont constatés et leur constat et leur expression les rendent par nature incontestables. Tenter de les contredire conduit toujours à une contradiction. De ce fait, il n’y a pas lieu ni besoin de chercher des conditions particulières qui les rendraient « réels » : ils sont réels car inhérents à notre action.

économistes autrichiens et périphériques
Principaux économistes « autrichiens » (Mises, Menger, Rothbard…) et quelques périphériques.

KEYNES HORS DE LA RÉALITÉ

GL – Restons sur l’équilibre économique général.

C’est donc désormais un concept mathématisé, relevant de certaines mathématiques, la mathématique de Debreu et Arrow qui va fleurir à partir de la décennie 50 et jusqu’à aujourd’hui inclus, et différente de la mathématique qui est donc utilisée par le dénommé Wald au milieu de la décennie 1930, que je viens de dire. Mais parallèlement à cette théorie de l’équilibre économique général, vous avez la théorie de l’équilibre macro-économique qui elle apparaît aussi dans la décennie 1930, mais ne raisonne pas sur la base des hypothèses de Jean-Baptiste Say et de Léon Walras.

Bien plus, le cheval de bataille de Keynes…

FG – … qui prétend se dispenser de la formation des prix et même de la prendre en compte.

GL – Exactement, dans les premiers modèles de théorie macro-économique.

Mais le cheval de bataille de Keynes dans sa théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de 1936, c’est justement de faire un procès à Jean-Baptiste Say et de dire que sa théorie présente une indétermination relativement au marché du travail. Autrement dit, il lui fait le reproche de supposer implicitement que le marché du travail est toujours en équilibre, autrement dit qu’on est toujours au niveau de plein emploi. Et Keynes va s’enorgueillir de proposer une théorie qui explique justement que le marché du travail est en déséquilibre, qu’il est même en offre excédentaire de travail, c’est-à-dire qu’il y a chômage.

FG – En niant justement ce qui permet l’ajustement, à savoir les prix.

GL – Bien sûr.

FG – Donc on a affaire à une prétendue théorie qui voudrait raisonner en termes purement comptables, mais tout en violant les lois de l’arithmétique. Car prétendre raisonner comme Keynes le faisait sur la dépense sans se soucier des conditions de l’ajustement monétaire, alors que la dépense dépend strictement de l’offre et de la demande de monnaie. C’est complètement absurde.

GL – Mais cette théorie sera baptisée au départ…

FG – C’est pour ça d’ailleurs que ses successeurs seront carrément impressionnistes et abandonneront cette absurdité-là.

GL – Exact.

FG – Ils garderont l’absurdité des prétendus multiplicateurs, mais ils oublieront celle-là.

KEYNES, « L’ÉCONOMISTE DU TRANSFINI »

GL – Avant d’en arriver à ce point, au départ, cette théorie macro-économique ne va pas être dénommée ainsi. Elle va être dénommée par les uns théorie de l’équilibre monétaire, par les autres théorie revenu-dépense. L’équilibre macro-économique étant effectivement défini par une égalité comptable, c’est-à-dire une égalité arithmétique entre le revenu, ou la production, donc pour ces macro-économistes le concept de revenu et le concept de production, c’est la même chose, cette égalité revenu-production, à la dépense. La dépense ayant deux éléments principaux, la consommation et l’investissement. Et la théorie de Keynes bien connue va consister à dire que ex ante, pour autant que le revenu est supérieur à l’addition de la consommation et de l’investissement, il y a un déséquilibre…

FG – On retombe dans ces absurdités qui ne tiennent pas compte de la monnaie.

GL – Mais bien sûr.

Et à ce moment-là c’est la justification pour introduire un deus ex machina, l’état en l’espèce, qui grâce aux dépenses qu’il va engager pourra établir un équilibre, qui bien évidemment, correspondra à une résorption du chômage et à un plein emploi.

FG – Alors le rapport avec Poincaré ?

GL – Eh bien le rapport avec Poincaré, c’est que nous sommes dans la décennie 1930 avec deux définitions de l’équilibre économique général qui n’ont strictement rien à voir avec l’équilibre de bon sens qu’avait introduit Jean-Baptiste Say.

FG – Ca veut dire qu’à partir du moment où on quitte l’expérience de l’action et de la pensée, on peut aboutir à des résultats qui sont contradictoires.

GL – Absolument.

FG – Exactement comme les logisticiens qui prétendaient raisonner sur les nombres transfinis et dont les uns leur prêtaient certaines caractéristiques et d’autres leur prêtaient des caractéristiques opposées.

GL – Exact. Bien plus, l’équilibre macro-économique de Keynes, c’est typiquement la transposition de cet infini actuel, dont parle Poincaré, c’est-à-dire qu’on suppose qu’on est à l’équilibre de plein emploi. Et on va voir comment dans les faits, on peut arriver à cette situation, grâce à une politique économique.

FG – Oui mais alors l’équilibre de plein emploi, ça fait complètement abstraction des attentes des entrepreneurs, des erreurs qu’ils peuvent commettre…

GL – Mais bien sûr.

FG – … c’est un raisonnement qui ne tient pas compte du fait que les sommes dépensées sont égales aux sommes reçues et qui ne se rend pas compte que la seule possibilité d’introduire des trous dans cette stricte identité comptable, c’est qu’il y ait davantage de monnaie ou qu’il y en ait moins.

GL – Exact. Mais cette notion d’anticipation va justement donner lieu à toute une littérature à partir de la décennie 1940, littérature qui va connaître, disons, ses morceaux de bravoure dans la décennie 1950 avec les économistes de l’école monétariste naissante de Chicago, qui vont s’intéresser, économétriquement, aux relations qui existent entre les variations de la quantité de monnaie et ce qu’on appellera les anticipations inflationnistes.

FG – Ca veut dire quoi ? Ca veut dire qu’on va réintroduire dans le raisonnement sur la dépense la seule chose qui puisse affecter la dépense c’est-à-dire l’offre et la demande de monnaie.

GL – Nous y sommes.

FG – Contre les charlatans keynésiens qui avaient précédé.

GL – Lesquels charlatans keynésiens étant pris de court, quelques années plus tard, c’est-à-dire dans la décennie 70…

FG – Oui mais ils avaient déjà réintroduit la monnaie, puisque l’absurdité de Keynes a vite été dépassée…

GL – Oui mais ils n’avaient pas introduit les anticipations, ça manquait. Eh bien ces anticipations vont être introduites…

FG – Sans les anticipations il n’y a plus de keynésianisme.

GL – Si, alors justement… C’est le keynésianisme de la décennie 70…

FG – C’est le coucou définitif de l’approche keynésienne.

GL – C’est le keynésianisme de la décennie 70 qui fait intervenir cette fameuse hypothèse des anticipations rationnelles.

FG – On ne garde plus de la macro-économie que les objets frontières et le pseudo-expérimentalisme, dans ces conditions. C’est-à-dire qu’on discourt sur des chiffres dont on sait qu’ils n’ont pas de fondement en théorie de la valeur, et sur des relations, sur des corrélations dont le raisonnement a priori se passe complètement pour démontrer la réalité des lois économiques.

GL – Exact. Et on peut ajouter…

Friedrich Hatek et John Maynard Keynes
Hayek à l’opposé de Keynes.

FALSIFICATION DE LA SCIENCE

FG – Avec ce paradoxe d’ailleurs que si on ne manie que ces objets frontières-là, eh bien finalement le raisonnement macro-économique permet beaucoup mieux de les prédire que le raisonnement logique, à la fois parce que le raisonnement logique justement ne reconnaît pas le lien nécessaire entre ce dont ils parlent et les chiffres qui sont en question. Et aussi parce que les chiffres qui sont en question ne se soucient absolument pas d’observer ce que le raisonnement logique considère comme essentiel. Ça, ça fait l’objet du discours du Prix Nobel de Friedrich Hayek. « The Pretense of Knowledge », que j’ai traduit par la « falsification de la science », qui n’est certes pas une traduction littérale. [7]

[7] Le texte de Hayek, et on en retrouve l’esprit chez la plupart des auteurs de l’école autrichienne, établit deux éléments scientifiques clés de l’économie. Le premier porte sur le caractère inadapté de la logique empiriste issues des sciences physiques au domaine de l’économie. Le second porte sur la diffusion de la connaissance, de l’information économique entre les acteurs, dont la complexité est inaccessible au calcul ou à toute collecte conventionnelle – d’où le titre du texte – et que seul le mécanisme des prix au sein d’un marché libre est capable de réaliser, sans même que cela soit le fruit d’une volonté particulière.

GL – Alors c’est comme ça que depuis la décennie 1930, vous avez deux courants de pensée mais qui malheureusement ont pignon sur rue, et sont les seuls auxquels il soit fait référence soit explicitement, soit implicitement. D’un côté cette théorie de l’équilibre économique général ; de l’autre cette théorie macro-économique. L’une et l’autre ne débouchant strictement sur rien, sinon, sinon, des modifications de leurs hypothèses, voire l’abandon de certaines, comme on disait à une certaine époque, de certaines techniques quantitatives qui ne leur permettent pas de prévoir l’avenir.

FG – Ah ben l’économétrie ça marche jusqu’au moment où ça ne marche plus, les financiers en savent quelque chose. Parce que eux ils travaillent dans un domaine où l’on peut vraiment dire a priori que l’approche macro-économique ne peut pas marcher. C’est-à-dire que les corrélations qu’ils vont observer, on sait qu’elles ne peuvent pas tenir, parce que les marchés sur lesquels ils opèrent, c’est vraiment par construction le domaine où les déterminismes naturels ont le moins de chance, ou plutôt les corrélations qu’on pourrait attribuer à des déterminismes naturels inconscients, ont le moins de chances de tenir.

ÉCOLE AUTRICHIENNE D’ÉCONOMIE

GL – À l’opposé de ces courants de pensée, qui ont comme dénominateur commun, ces courants de pensée, je veux dire d’un côté cette théorie de l’équilibre économique général, qu’on dit aussi parfois micro-économique, et l’autre tendance, cette théorie macro-économique, eh bien vous avez l’école de pensée économique autrichienne. Grande différence entre les deux premières et l’école de pensée économique autrichienne, eh bien c’est la prise en considération du droit.

FG – De l’action humaine, surtout…

GL – De l’action humaine, bien évidemment, mais…

FG – Je dirais que c’est à la fois de la praxéologie, de l’idéologie et du droit. L’idéologie au sens que lui donnait Antoine Destutt de Tracy, c’est-à-dire l’étude des phénomènes de la pensée. Les jugements de valeur étant des actes de la pensée, l’approche autrichienne est la seule à en tirer les conséquences.

GL – Bien sûr. Mais je voulais dire…

FG – Si on veut revenir à la critique de Poincaré, il faut préciser que c’est une approche qui s’inscrit dans la tradition philosophique réaliste, c’est-à-dire qu’elle refuse absolument de considérer comme une fin en soi, elle considère même que c’est tout à fait à proscrire, la démarche des logisticiens que critiquait Poincaré qui voulaient détacher les concepts et les définitions de l’expérience du réel. On disait tout à l’heure que ça allait complètement à l’encontre de la raison d’être de la science économique.

Ce qui manque aux théories économiques qui ne sont pas autrichiennes, c’est d’en tirer les conséquences. La théorie autrichienne est la seule qui tire les conséquences du fait que sa raison d’être c’est de décrire des phénomènes réels à des fins qui servent l’individu agissant. Et par conséquent, l’idée d’une formalisation prise comme une fin en soi, au point d’ailleurs d’en atténuer la compréhension et la pertinence, elle [lui] est complètement étrangère.

Le seul problème de l’approche autrichienne, c’est pas seulement bien entendu, comme elle conduit à disqualifier les rationalisations de l’intervention de l’état, elle est mal vue, elle est exposée à la concurrence déloyale des économistes domestiques, comme disait Guy Millière, ceux qui sont subventionnés par les hommes de l’état, mais en plus, il peut s’y développer des phénomènes, comme il y a peu de monde qui la pratique, il peut se développer comme chez les objectivistes, les sectateurs de Ayn Rand, des haines de chapelles qui vont suivre un gourou sans éventuellement prendre leur distance avec ses enseignements. On a parlé de la réserve à 100%, il faut quand même rappeler…

Pascal Salin
Pascal Salin, économiste autrichien de réputation internationale.

GL – En matière de monnaie…

DIGRESSION DE CHAPELLE

FG – En matière de monnaie et en matière de banque. Il faut quand même rappeler que les adeptes de la réserve à 100% discréditent l’approche autrichienne qui est la leur et par conséquent nuisent aux économistes autrichiens qui sont sérieux et qui savent que c’est de la mauvaise théorie monétaire, de la mauvaise conception de la gestion bancaire et de l’analphabétisme en matière d’instruments financiers. Donc on n’est pas aidés. Si on veut résumer la chose. En plus comme les partisans de la réserve à 100% sont des admirateurs de Rothbard, ils se mêlent de discourir sur la politique internationale, à quoi ils ne comprennent absolument rien. Un autre motif de disqualification qui nuit au véritable savant. [8]

[8] Il y a en effet quelques sujets en marge du cœur de la théorie économique pure qui font l’objet de débats passionnés et tranchés entre les rares « courants » autrichiens. Notamment sur la vision de ce que monnaie et système bancaire pourraient vs devraient être. FG est lui-même un défenseur du free-banking, quand Rothbard souhaitait une séparation radicale entre banques de dépôt et banques d’affaire et de crédit. Mais tout cela dépasse largement le sujet de cet entretien sur l’épistémologie en économie, sur laquelle tous les économistes autrichiens se retrouvent.

GL – Autrement dit, j’opposais il y a un instant l’école de pensée économique autrichienne aux théories économiques de l’équilibre général et à la théorie macro-économique sur la base des règles de droit qui sont laissées de côté par ces écoles, parce que j’avais pris comme point de départ Jean-Baptiste Say qui, lui, intégrait ces règles de droit et parce que ces écoles se veulent à leur façon les continuateurs, avec des modifications, de la pensée de Jean-Baptiste Say.

Mais de la même façon l’école économique de pensée autrichienne est fondamentalement en harmonie avec la pensée de Jean-Baptiste Say, pour la raison que vient de dire François Guillaumat, c’est que, le point de départ est l’action humaine, la pensée humaine, et que elle tire les conséquences logiques de ce point de départ. Et elle tire les conséquences logiques sur la base de quoi ? Eh bien sur la base des règles de la logique et de l’intuition de l’économiste. Et c’est en cela qu’on peut affiner…

PSEUDO-EXPÉRIMENTALISME

FG – On ne va pas refaire toute la litanie du décalogue du charlatanisme ordinaire. D’ailleurs ce décalogue, on pourrait le réorganiser, parce que, il y a dans le pseudo-expérimentalisme par exemple énormément de choses qu’on pourrait disperser ailleurs. Moi j’en conclurai quand même, à lire Poincaré, que les mathématiciens, pour des raisons, d’abord d’opportunité politique ou pour d’autres raisons, peut-être qu’ils sont plus intelligents que la plupart des économistes, ils sont généralement plus honnêtes que la plupart des économistes. Mais, comme on voit tellement de physiciens, de mathématiciens qui sont socialistes, ça n’implique pas forcément qu’ils sachent raisonner en dehors de leur domaine de compétence, ce qu’ils ont quelques fois tendance à penser.

Bertrand Russell
Bertrand Russell, proie de Poincaré.

GL – Enfin…

FG – Notamment Bertrand Russell, cet épouvantable pseudo démocrate socialiste qui se traîne d’un sophisme à l’autre dans une débauche vraiment répugnante, en philosophie politique.

GL – Et dans cet ouvrage, Henri Poincaré, l’a comme proie facile en matière de logique.

FG – Pour proie ?

GL – Oui, il détruit sa logique.

FG – C’est pas lui la proie, c’est Bertrand Russell qui est la proie.

GL – C’est ce que j’ai dit, c’est ce que j’ai dit.

Mais pour conclure, justement, dans cet ouvrage…

FG – D’ailleurs Bertrand Russell était moins bon philosophe et moins bon mathématicien que Henri Poincaré.

GL – Malheureusement, la logique qu’il a mis sur pied a fait florès par la suite, cette fameuse logique propositionnelle. Mais dans cet ouvrage, et on va conclure par là, Henri Poincaré met en garde les honnêtes gens contre l’application des mathématiques, justement aux sciences physiques, mais aussi à ce qu’il appelle les sciences morales.

PROBABILITÉS & POSITIVISME

FG – Ce qui est intéressant, c’est qu’il montre que les sciences physiques ont vraiment une autre raison d’être que les mathématiques dans la mesure où elles ne peuvent absolument pas se passer de prendre en compte les lois de la réalité.

GL – Exact.

FG – Elles fondent leurs concepts sur les lois de la réalité.

GL – Mais il va en particulier dire aux – il ne parle pas des économistes, mais il parle des sociologistes. Il va mettre en garde les sociologistes d’utiliser les probabilités dans leurs raisonnements économiques.

FG – Qui sont les adversaires des vrais économistes, les admirateurs du positivisme, en particulier. Les Durkheim…. Bavards… qui n’ont pas trouvé les lois justement logiques comme les économistes et les praxéologistes en ont découvert. Même avant que la praxéologie porte ce nom.

GL – Et Poincaré aura l’occasion de critiquer l’usage que Condorcet, qui revient souvent en économie publique, ou en théorie des choix publics, a fait des probabilités à propos des élections des députés, ici de là, je ne veux pas entrer dans le détail. Bref, pour un économiste, à retenir de cet ouvrage donc, qu’il ne devrait pas, si je vais à l’extrême, qu’il ne devrait pas utiliser les mathématiques comme moteur pour développer sa pensée en science morale.

FG – En dépis du fait que la théorie économique est aussi vraie que 2 et 2 font 4. Mais justement, quand on voit les contorsions que les gens qu’il critique multiplient pour éviter d’avoir à fonder la définition du nombre 1 sur l’expérience, on se rend compte que même quand on fait des mathématiques, même quand on considère les mathématiques comme de la science, on peut refuser de tirer les conséquences philosophique du fait que 2 et 2 font effectivement 4.

GL – François Guillaumat, merci beaucoup, chers auditeurs, à la prochaine fois.

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