Point de départ
Le concept de propriété, c’est-à-dire la propriété privée, est au centre de la réflexion des libertariens en matière de liberté et de relations sociales. Plus largement, la propriété est le point de départ ou de référence de tout raisonnement ou de toute analyse d’une situation sociale sous l’angle libéral.
Or, bien que centrale à la philosophie libertarienne et libérale, la propriété reste souvent mal comprise, souvent du fait de la confusion avec les différents usages de ce terme dans la vie courante et dans les textes de loi qui l’ont altéré avec le temps. Cela conduit régulièrement à des confusions dans la lecture de certains textes libertariens, ou dans le sens des arguments en faveur de la propriété.
Un exemple fréquent tient au faux concept de propriété « publique », où l’on parle de l’objet de la propriété, mais pas du sujet qui la posséderait. La propriété « publique » n’est pas propriété, entre autres parce que le « public » n’est pas assez précis pour être un propriétaire valable et légitime.
Le but de ce texte est de proposer une synthèse raisonnablement complète mais abordable et relativement brève de ce qu’est la propriété au sein de la théorie libertarienne, sur la base des contributions éparses des auteurs phares en la matière que sont Murray Rothbard, Hans-Hermann Hoppe et Stephan Kinsella.
I – Introduction informelle
Sans encore entrer dans les racines théoriques la justifiant, et avant de la définir plus clairement, il convient de commencer en s’interrogeant sur ce qui socialement motive la propriété. Beaucoup avanceront que c’est le « droit naturel », tel que John Locke l’exprima, qui la fonde et suffit à la légitimer. Mais beaucoup aussi pourront opposer que ce qui rend légitime ce droit naturel lui-même n’est pas clair, sauf à aller chercher quelque dieu peu satisfaisant pour le rationnel. Le but de ce texte est notamment de répondre à cette question.
Si la liberté est forcément individuelle, elle ne prend de sens tangible qu’à partir du moment où nous sommes au moins deux à en parler. Robinson ne peut être libre qu’une fois Vendredi arrivé ; avant, il était simplement seul. Or, dès que Vendredi arrive, il leur faut soit se battre pour le contrôle de leur île, soit choisir de se respecter l’un l’autre, et convenir d’un mode de décision quant à l’usage des ressources. Le droit de propriété n’est rien d’autre, il naît du choix des hommes de se respecter et de s’organiser.
L’objet de la propriété n’est pas la possession, ni de reconnaître la possession, mais de formaliser un droit, un accord, celui posant quel individu, dans « la société », est légitime à décider que faire d’une ressource matérielle. (On verra plus loin le cas des ressources immatérielles, intangibles.) Il s’agit d’un droit de décision, celui de décider librement d’agir sur, avec ou par cette ressource.
Pour finir avec les évidences de base, la propriété porte sur un objet, une ressource qui tombe sous le contrôle d’un sujet qui détient ainsi le droit de décider qu’en faire. À la base, ce sujet est toujours un individu, une personne individuelle, mais souvent les individus pourront passer des contrats ou simplement adopter des conventions, librement consenties et spontanées. Cela crée alors une propriété collective, appartenant à une personne morale, elle-même issue de ces négociations.
Néanmoins, dans tous ces cas, la propriété est privée et ne peut être que privée, car toute propriété légitime n’est qu’une combinaison volontaire de propriétés individuelles. Envisager la propriété comme « publique » pose la question de la réalité de cette fausse personne morale que serait le « public », dont la liste des individus est souvent fluctuante, et pose également la question de la réalité des liens contractuels qui uniraient ces individus dans leur contrôle de la ressource. Tout cela pour montrer et affirmer que s’il peut y avoir une infinité de formes de copropriétés et de propriétés collectives privées, issues de la propriété privée individuelle, il ne peut y avoir de propriété publique.
Propriété et Société
Certains, souvent au cœur plutôt à gauche, contestent la propriété privée car ils contestent la légitimité de nombreux propriétaires actuels. Si on peut leur accorder qu’en effet bien des propriétaires actuels sont de légitimité incertaine, à commencer par toute la propriété dite publique, il convient cependant de leur opposer que ces exemples ne suffisent en rien à rejeter la propriété comme concept central de la pensée libérale. Il est certes un digne combat que de souhaiter la restitution de ces propriétés abusives, mais cela suppose de reconnaître la propriété véritable comme juste et d’opposer des arguments à ces faux propriétaires articulant le caractère injuste et donc illégitime de leur situation.
Souvent, le regard de gauche sur la société est trop figé. Or la propriété n’est pas simplement un droit statique, figeant la société entre propriétaires et non-propriétaires des principales ressources, comme beaucoup d’écolos aiment à la voir. La propriété étant le droit, et donc également le moyen de la liberté, elle prend vie par la dynamique des échanges, de la négociation, des contrats et du commerce. Un propriétaire légitime peut choisir, librement, d’engager avec un autre une négociation pour échanger, donc vendre et acheter, un objet ou un service, contre un autre objet ou service, ou de la monnaie. Ce faisant, sa propriété est transférée à cet autre propriétaire, qui lui-même lui transmet la sienne. La légitimité sociale d’un tel mécanisme fait que la question centrale de la légitimité de la société actuelle se résume à deux questions : qui peut être le premier propriétaire légitime d’un objet ? et quels facteurs peuvent venir perturber l’échange légitime ?
Depuis Rothbard, les libertariens font un lien explicite entre liberté et propriété dans la définition même. Ainsi, la liberté consiste pour un individu à avoir le droit de faire tout ce qu’il veut avec sa propriété, comme tout ce qui respecte l’intégrité et la propriété d’autrui. La liberté s’accorde par le consentement de ce droit que les uns et les autres s’échangent entre eux. La propriété marque les fameuses limites de la liberté, statiques à un moment, dont la liberté, par son action dynamique, transforme constamment la structure et la répartition, dans un jeu entrelacé réciproque.
Le lien avec la justice se fait quant à lui par le principe de non-agression. Celui-ci pose que l’initiative ou la menace directe de l’usage de la force (la violence ou la contrainte) physique envers l’intégrité ou la propriété d’autrui, n’est jamais justifiée ni légitime, sauf en défense et comme réponse à une telle agression. La non-justice se manifeste donc par une atteinte, un viol de la propriété privée de la victime, comme la non-liberté se manifeste par la force violente menaçant cette même propriété.
Intérêt général du droit
La propriété étant au quotidien le fruit de l’échange libre et spontané, elle est un droit, elle est même le seul droit, dit droit naturel, par opposition au droit positif imposé par la force par les états. Ce droit fruit de la négociation en continu est donc une convention sociale, celle où chacun accepte de reconnaître et d’accepter le droit de propriété d’autrui, en l’échange de voir son propre droit de propriété reconnu et respecté par eux-mêmes en retour. Christian Michel dit ainsi que le seul bien commun de l’humanité, c’est le droit, l’intérêt général étant alors de le conserver.
Le lien avec la civilisation vient aussitôt. Ainsi, celle-ci ne repose pas sur le progrès technologique, comme il est souvent avancé, mais sur le développement sur la planète du respect du droit naturel de propriété libertarien, cela d’une manière qui se conserve dans le temps, assurant une justice durable. En ce sens, la propriété n’est pas une marque de conservatisme au sens d’un status quo, elle est par contre un conservatisme des concepts du droit au service d’un changement continu, mais issu de la liberté individuelle et non plus de la contrainte étatique via son faux droit positif.
Pour conclure cette introduction, on peut en résumé définir la propriété comme un ensemble de droits ou conventions définissant qui décide que faire des biens physiques concernés. Elle évite et règle les conflits mutuels liés à l’intégrité physique ou au partage des biens. Elle matérialise la liberté consentie avec autrui. Sans propriété, l’individu est réduit en esclavage par ceux qui la lui refusent.
II – Quatre principes libertariens
Après ce tour d’horizon rapide de la propriété et de nombreux sujets connexes au sein de la vision libertarienne, les prochains paragraphes abordent un à un les principes fondamentaux qui lui donnent sens et légitimité. Sans faire ici de stricte copie ou citation, ces principes viennent de trois ouvrages essentiels, dont la lecture est chaudement recommandée : L’éthique de la Liberté, de Murray Rothbard, L’éthique et l’économie de la propriété privée (en anglais) de H-H. Hoppe, et Contre la propriété intellectuelle, de Stephan Kinsella.
Premier principe, le transfert de propriété par l’échange libre. Abordé rapidement, il pose que si deux propriétaires légitimes décident librement et spontanément de mener une transaction, qu’il s’agisse d’un échange immédiat, ou différé avec contrat explicite ou implicite, dans tous les cas cet échange réalise un transfert de propriété entre les deux. Autrement dit, l’échange libre motive la légitimité d’une évolution, d’un transfert de la propriété des objets, des services ou des sommes échangés. Le don spontané est bien évidemment un cas particulier qui suit la même logique.
Ce principe fait deux hypothèses : la légitimité des propriétaires et leur liberté de décision. Sur ce second point, il en découle que tout échange subi, tel tout vol ou toute fiscalité, n’établit jamais la pleine légitimité du transfert de propriété, même quand celui-ci est légal, comme dans le cas de la fiscalité. Dans le monde actuel, il est très difficile de procéder à des échanges libres de fiscalité et de contraintes légales.
La question de la légitimité des propriétaires conduit à un raisonnement par récurrence. Si pour établir la légitimité d’un propriétaire actuel, il faut et il suffit d’établir celle du propriétaire précédent, on voit qu’on se lance dans une chaîne de recherche de légitimité antérieure qui pourrait bien être infinie si on ne lui trouve un moyen d’établir la toute première légitimité.
C’est là qu’intervient le second principe, de primo-acquisition, connu sous le terme plus fréquent de « homesteading » en anglais. Il pose que face à une ressource manifestement libre de propriétaire, que ce soit un terrain, un matériau, un animal, un végétal ou autre, le premier qui la transformera de façon visible, ne serait-ce que pour en marquer son appropriation, est légitime à s’en revendiquer le premier propriétaire. Avec ce principe, il est possible de revenir aux sources de la légitime propriété.
Pourquoi le premier arrivant, le premier à transformer ? Parce qu’il n’y a aucune bonne raison pour que ce soit le second ou les suivants, surtout que si la propriété devait être accordée à l’un d’eux, personne ne ferait l’effort de la première transformation et personne ne serait jamais propriétaire. Pourquoi parler de transformation ? Parce qu’il ne suffit pas de se déclarer propriétaire de la Lune pour que cela soit légitime, encore faut-il l’avoir marquée, affectée, utilisée de manière distincte, visible et manifeste pour que le prochain à passer puisse constater que la ressource a déjà un propriétaire.
Et dans le cas d’un objet perdu ? Tout dépend des circonstances. Comme Tom Hanks seul sur son île, y trouver un patin à glace laisse à penser qu’il n’a plus de propriétaire. Par contre, aller dans le champ du voisin y cueillir une pomme est clairement un vol illégitime. Enfin, selon le même type de logique, tout objet qu’on a fabriqué soi-même n’est à soi qu’à condition d’être propriétaire de tous les éléments qui le composent. L’ouvrier est rarement propriétaire de la voiture qu’il assemble, pour cette raison.
Les deux principes précédents suffisent à établir une chaîne complète de légitimité d’un propriétaire actuel – toute propriété dont la chaîne serait rompue est contestable par un propriétaire antérieur, ou ses ayants droits. Mais ces principes n’établissent pas le besoin du concept même de propriété. Le principe suivant s’en charge. Il pose la propriété comme la réponse civilisée trouvée par les hommes au fait que les ressources sur Terre ne sont pas celles, infinies, de la Corne d’Abondance.
Les ressources autour de nous sont rares, au sens qu’il peut y en avoir pénurie et que nous ne pouvons pas avoir tout ce que nous voulons autant que nous le voulons. Si mon voisin prend une pomme, je ne pourrai plus l’avoir et la manger. Il y a donc potentiellement conflit entre nous sur cette pomme, et de même concernant tout objet. Pour éviter le conflit, l’homme a adopté la règle simple de la propriété, pour permettre d’anticiper (droit) et de les résoudre pacifiquement (justice).
[C]e n’est que parce que la rareté existe qu’il y a aussi un problème de formulation des lois morales ; dès lors que les biens sont surabondants (biens « gratuits »), aucun conflit lié à leur utilisation n’est possible et aucune coordination des actions nécessaire. Il s’ensuit donc que toute éthique, correctement conçue, doit être formulée comme une théorie de la propriété, c.-à-d. une théorie de l’affectation de droits de contrôle exclusif sur des moyens rares. Car ce n’est qu’alors qu’il devient possible d’éviter des conflits autrement inévitables et insolubles.
– Hans-Hermann Hoppe
A Theory of Socialism and Capitalism, pages 158-159.
L’apport de Hoppe
Avec les trois principes précédents, la propriété est établie dans sa fonction sociale de bout en bout. Pourtant, cela n’empêche pas bien des gens de prétendre ne pas la reconnaître en tant que concept et de contester ainsi toute forme de propriété privée. C’est là qu’intervient le dernier principe, celui apporté par Hoppe avec sa célèbre axiomatique de l’argumentation. Ce principe consiste à établir que quiconque accepte, par son comportement même, de respecter une autre personne, ne serait-ce qu’en acceptant de discuter sans violence avec elle, se met aussitôt en situation de reconnaître le droit de propriété, parce que reconnaissant le droit de cette personne à décider librement que faire d’elle-même, et réciproquement.
Pour résumer la logique de ce principe, empruntons à Sean Gabb un extrait de son Introduction à Bien comprendre le libertarianisme :
[Hoppe] commence par observer qu’il y a deux façons de régler tout différend. L’une est la force. L’autre est la discussion. Toute partie prenante à un différend choisissant la force est sortie des normes de la civilisation, qui incluent d’éviter de la force agressive, et n’a pas le droit de se plaindre si ça se retourne durement contre elle. D’un autre côté, quiconque choisit la discussion a accepté ces normes. Plaider ensuite pour la justesse de la force comme moyen d’obtenir ce qu’on veut des autres fait entrer dans une contradiction logique. En bref, quiconque rejette le principe de non-agression libertarien rejette nécessairement aussi les normes du discours rationnel. Qui prétend accepter ces normes doit aussi accepter le principe de non-agression.
– Sean Gabb
Bien comprendre le libertarianisme, pages 7-8.
Pour résumer, se comporter spontanément avec respect envers autrui, c’est à la fois le reconnaître propriétaire de lui-même, attendre de lui qu’il fasse de même, et donc reconnaître le droit de propriété en tant que tel et dans son rôle social de pacification. Cette reconnaissance mutuelle est de plus celle qui est à la base de la convention sociale omniprésente du droit naturel.
Par ce dernier principe, le droit naturel est pleinement décrit. En reprenant les principes en sens inverse, on commence par constater l’universalité de la reconnaissance mutuelle des individus dans une société civilisée, en mettant de côté les fauteurs de troubles, qui sont précisément ceux qui violent ce même droit. Le droit est ensuite étendu des individus à leur action, qui passe forcément par leur découverte, appropriation et usage de ressources physiques, qu’il pacifie. Et dont au final il permet l’échange et le commerce mutuellement bénéfiques, y compris celui de services de justice.
Propriété de soi
Avant la dernière partie, il convient de revenir sur une expression traditionnelle du vocabulaire du droit naturel qui porte avec elle beaucoup de confusions dues à ses origines anciennes, issues d’une pensée moins aboutie. Depuis John Locke, on fait prendre la source de la propriété dans la « propriété de soi », un droit qui nous serait donné, ou qu’il nous serait légitime de revendiquer, le pourquoi en restant peu clair. Un des avantages des éléments précédents, c’est de donner les moyens de sortir de ce flou.
Un exemple de problème que pose cette expression est bien connu, c’est celui du nouveau-né, qui sera développé ensuite. Comment le nouveau-né peut-il être propriétaire de lui-même, alors qu’il n’a aucune conscience manifeste ni aucun moyen de revendiquer ce droit ? La clé est là, justement.
La réponse se trouve dans le dernier principe, celui de l’argumentation. Son apport consiste à faire apparaître le droit comme une convention sociale, une reconnaissance mutuelle. Ce n’est donc pas une chose qu’on peut poser unilatéralement, même si on peut prendre unilatéralement l’initiative de le revendiquer. Le droit peut se revendiquer, mais pour être droit, il doit être reconnu par « les autres », par autrui. C’est du respect que vient le droit. On ne peut être propriétaire de soi tout seul, ce sont en réalité « les autres » qui nous reconnaissent comme propriétaire, explicitement ou pas.
Dire que la liberté repose sur la propriété de soi, c’est en réalité dire que la liberté repose sur un environnement, une « société » où le droit naturel de chacun est universellement admis comme base des relations sociales. Une société barbare est ainsi une société où ce droit n’est pas admis.
III – Sujets réputés difficiles
Forts de l’introduction et des principes précédents, voyons comment peuvent s’aborder certaines questions réputées difficiles de la théorie libertarienne. Plusieurs sont liées au droit au sein de la famille, d’autres vont au contraire chercher les limites supposées du droit hors de l’espèce humaine. On finira avec une rapide incursion dans le domaine intangible et informatique, très particulier.
Revenons donc à l’exemple de l’enfant, du nouveau-né. Pour l’analyser, observons ce qui se passe de sa naissance à son évolution vers le statut d’adulte. Avant la naissance, la mère est propriétaire du fœtus. Car c’est elle qui le porte, elle dont les actions en déterminent la destinée. Il ne s’agit pas de juger la moralité de l’avortement, simplement de constater la réalité : le fœtus n’ayant pas de réalité autonome, il n’est pas possible de décider de son destin sans que cela affecte la mère, ni sans son consentement. La mère est donc propriétaire, elle décide pour l’enfant qu’elle porte, dans les faits.
À la naissance, la mère présente l’enfant à autrui. D’abord à sa famille, qui généralement le reçoit. Parfois cette étape-là peut-être difficile. Elle reste néanmoins le premier niveau de reconnaissance sociale du nouveau-né. Puis il est présenté peu à peu aux proches, aux voisins, aux « gens ». Ce faisant, ce n’est pas la « propriété de soi » du bébé qui est reconnue, mais le droit (et la responsabilité) de la mère, et du père, envers cet enfant, d’un côté, et son intégration à la « société », de l’autre. Par cette reconnaissance, les « gens » reconnaissent le droit de vivre de ce nouvel arrivant et leur devoir de lui accorder et de respecter son droit naturel, c’est-à-dire sa fameuse « propriété de soi ».
Puis l’enfant grandit. Peu à peu, il acquiert des compétences, de la raison et de l’autonomie. Chaque fois que ses parents lui reconnaissent ces gains d’autonomie, par exemple en lui confiant d’aller chercher le pain, ou de bien se comporter en classe, ils lui accordent une part de « propriété de lui-même », qui lui est de même peu à peu reconnue par autrui, du fait de ses interactions avec eux. La responsabilité parentale passe peu à peu des parents à l’enfant, domaine après domaine, savoir après savoir. Puis un jour, quand il est vu, ou que lui-même se considère pleinement responsable, il devient officiellement ou de facto adulte, c’est-à-dire qu’il lui est enfin reconnu son contrôle direct de lui-même, conjugué à sa capacité à respecter le principe de non-agression.
Trois choses importent sur cet exemple. La « propriété de soi », c’est la reconnaissance de son droit par « les gens » ; les parents sont les tuteurs de l’enfant, ils en sont responsables et décident, comme des propriétaires, mais soumis au droit accordé à l’enfant, ce qui contraint cette propriété ; enfin, l’enfant devient adulte chaque fois qu’il prend plus de responsabilités, quel que soit son âge.
Un autre exemple limite bien connu est celui des comateux, qui par définition n’ont pendant un moment plus leur conscience et ne sont donc pas en état de décider pour eux-mêmes. Parler de propriété d’eux-mêmes perd ainsi tout sens. Ils sont d’ailleurs en général mis sous tutelle, d’un parent ou d’un proche, et la situation est ainsi semblable à celle d’un nouveau-né, simplement transitoire. De la même manière, cette tutelle est une forme de propriété du tuteur, contrainte par le droit acquis par le comateux en tant que personne aux yeux du reste de la société.
Enfants, animaux, robots
La propriété est définie plus haut comme la capacité et le droit de décider, de contrôler ce que faire de l’objet, y compris quand cet objet est son propre corps, ce qu’on vient de voir pour la « propriété de soi ». Mais que veut dire décider et contrôler quand on parle d’un enfant, d’un animal, voire d’un robot ?
Clairement, on ne contrôle pas complètement son enfant, qui agit à sa guise. Certes, tout au début on a sur lui un contrôle presque total, mais ce contrôle se réduit au fur et à mesure qu’il gagne en maturité, jusqu’à ce qu’il s’émancipe et devienne un plein adulte. Pendant tout ce temps, on a néanmoins un certain contrôle « indirect » envers lui. De même envers un animal ou un robot.
Ce contrôle indirect est ce qui fait le propriétaire, aux yeux de la société. Enfant, animal ou robot, chacun à sa manière peut avoir des comportements et des actions pouvant nuire à autrui, attenter à sa personne ou à sa propriété. Si la société accorde la propriété d’un animal, qui est un droit, c’est parce qu’en retour elle attend un devoir, une responsabilité, celle de garder cet animal sous contrôle et en cas de dégâts ou de violence, de répondre de ses méfaits devant la victime via la justice. Notons au passage que ce contrôle et cette responsabilité sont aussi ce qui protège l’animal des humains barbares, surtout dans le cas des animaux sauvages. La propriété privée des animaux est bien meilleure qu’une loi pour les protéger des braconniers, par exemple.
Pour élargir, comment distinguer enfant, animal et robot ? Un enfant naît sans capacité de décision autonome, mais en acquiert peu à peu au fur et à mesure qu’il grandit. L’animal ne change guère de statut et de capacité au cours de sa vie. Il naît avec un autocontrôle assez limité et son propriétaire qui a son contrôle indirect en est pleinement responsable. Le robot est différent, plus complexe.
Prenons le robot de demain, celui des films et des romans, capable de prendre seul des décisions, mais restant soumis aux lois d’Asimov. Ce robot a un concepteur et un propriétaire usager. Son concepteur est et doit demeurer responsable de ses éventuelles erreurs de conception. Si un robot tue parce que mal programmé, son concepteur incompétent ou imprudent doit en porter la pleine responsabilité. Par contre, si le robot asimovien fonctionnel vole une personne suite à un ordre ou à une action directe ou indirecte de son propriétaire usager, c’est bien sûr ce dernier qui doit rendre des comptes à la victime, le robot restant aux ordres de son usager. Certes, il est possible qu’un jour, les robots deviennent capables de véritables autocontrôle et décision, mais nous en sommes loin.
Immatériel et Intangible
Le troisième principe ci-dessus, qui fonde la propriété dans la prévention du conflit lié à l’accès aux ressources physiques, a une conséquence majeure sur tout un pan de l’économie moderne. Il s’agit simplement de constater que tout le domaine du virtuel, impalpable, intangible et immatériel ne peut donner lieu à des conflits d’accès et de partage, ni d’ailleurs à des échanges.
Prenons cet aspect pour s’en convaincre. Vous qui lisez ce texte, vous en absorbez le contenu, les mots, les concepts et les idées. Pour autant, ce faisant, le texte perdure, son support n’est pas affecté et rien n’empêche son prochain lecteur de le lire sans avoir à vous proposer quoi que ce soit en échange pour le faire. À sa lecture, ce texte n’a pas été échangé, il a été copié, dupliqué, diffusé, multiplié, à l’infini, sans plus de contrainte que le seul effort du lecteur pour le trouver et le lire. On peut échanger un livre, mais pas un texte. On peut échanger des documents, mais pas les idées ou concepts qu’ils véhiculent.
La soi-disant propriété intellectuelle n’a donc pas de légitimité selon le droit naturel, elle est donc un obstacle à la liberté lorsque les monopoles créés en son nom (brevets, copyright, etc.) sont mis en œuvre. Beaucoup chez les libéraux sont choqués par cette conclusion pourtant limpide, car selon eux, la « PI » favoriserait vivement l’innovation technologique, le développement et donc le progrès.
Or ce sont là des arguments utilitaristes et non de droit, qui ne peuvent suffire à remettre en cause les principes du droit fondamental et intemporel. La société libre est une société où les entreprises trouvent elles-mêmes les stratégies leur apportant des profits, sans faire appel à la force de l’état pour les protéger de ne pas avoir eu assez d’imagination pour trouver de légitimes sources de gains.
Ce résumé rapide de la position libertarienne peut être approfondi par la lecture de Contre la propriété intellectuelle, de Stephan Kinsella, disponible en français.
Droit et Informatique
Tenter d’appliquer les principes du droit naturel au domaine informatique est une source de pièges, et d’ailleurs beaucoup de textes de loi dans ce domaine sont injustes ou inapplicables pour cette raison. Cela tient à la nature technique de l’informatique, c’est-à-dire au domaine du logiciel et des données. Les ordinateurs ne posent aucune difficulté : machines physiques, ils relèvent du droit développé plus haut. Mais la technologie informatique repose sur la copie, la duplication et la transformation de données dans les moindres méandres des ordinateurs. On est dans le domaine du virtuel et de l’intangible introduit juste avant : on ne peut imaginer un propriétaire de chaque donnée élémentaire donnant son autorisation préalable à l’exécution de la moindre instruction des micro-processeurs.
Le droit naturel ne s’applique donc pas aux données informatiques de façon directement analogue au domaine physique qui nous entoure, étudié jusqu’ici. Il n’y a pas a priori de problème universel de conflit d’accès aux données, et lesdites données ne peuvent être dissociées du ou des logiciels qui les manipulent et leur donnent sens et réalité.
Pour autant, il est clair qu’au sein des logiciels, qui souvent sont conçus pour reproduire ou étendre une frange de la société et des relations sociales réelles, il est important que puissent se régler les multiples questions de la légitimité d’accès à leurs données par tel ou tel individu utilisateur. Pour ce faire, les informaticiens ont inventé de nombreux mécanismes dits de contrôle d’accès, constituant les briques de la sécurité informatique, laquelle n’existerait pas naturellement sans eux.
Cette légitimité n’est pas une légitimité juridique au sens de l’appel possible à la justice ni au sens de la violation du principe de non-agression. C’est simplement une légitimité locale, utile et convenue entre les différents utilisateurs du logiciel et de ses données. Il ne s’agit donc pas d’un plein droit de propriété, et Kinsella lui préfère le terme de possession, ici aussi une convention, mais aucunement un droit.
En conclusion, le droit informatique est donc un contre-sens, du moins en tant que droit naturel. Il ne peut exister en informatique que du droit positif, autrement dit posé, construit, imposé par les concepteurs de chaque logiciel, un à un, sans universalité a priori. Sauf à en formaliser les modalités en un contrat précis engageant les concepteurs, les propriétaires des machines et les utilisateurs. Parler de droit informatique dans un sens plus général que cela relève du parfait arbitraire.
Euclide