L’apriorisme axiomatique

L’apriorisme est la caractéristique de l’école autrichienne d’économie. Ludwig von Mises a précisé cette méthodologie en posant comme base l’axiome de l’action.

L’économie comme une science

L’économie est une science jeune, comme le souligne Ludwig von Mises. Elle n’est pas une science qui existe depuis l’antiquité, ni ne dérive d’une telle discipline. Mises écrit :

Mais l’économie ouvrit à la science des hommes un domaine précédemment inaccessible et auquel on n’avait jamais pensé. La découverte d’une régularité dans la succession et l’interdépendance de phénomènes de marché allait au-delà des limites du système traditionnel du savoir. Elle apportait un genre de connaissance qui ne pouvait être considéré comme relevant de la logique, des mathématiques, de la psychologie, de la physique, ni de la biologie.

L’action humaine

Cela explique le questionnement épistémologique. Mises commence ainsi son magnus opus, L’action humaine, par ce questionnement épistémologique : qu’est-ce que l’économie et comment aborder cette discipline.

Dès l’origine, l’ambition de celui qui est considéré comme le fondateur de l’école autrichienne d’économie, Carl Menger, a été de faire de l’économie une science. Il déplore dans l’avant-propos de son livres, Principes d’économie politique, l’état de la science économique à son époque. Il a pour objectif de définir une science économique pure. Il écrit ainsi :

« Nous nous efforcerons dans ce qui suit de rapporter les phénomènes complexes de l’économie humaine aux plus simples d’entre eux qui sont encore des éléments accessibles à des considérations certaines, nous nous efforcerons de mesurer ces éléments conformément à leur nature, et de chercher à établir à nouveaux frais comment les phénomènes économiques complexes se développent selon des lois à partir de leurs parties élémentaires. »

– Carl Menger

Principes d’économie politique

La volonté de Menger est d’isoler le comportement économique, pour avoir une théorie qui s’applique à toutes les époques et tous les pays, comme n’importe quelle science. Comme l’écrit Gilles Campagnolo :

En énonçant ses principes sous la forme d’une théorie générale pure, Menger accomplissait en quelque sorte la véritable « révolution copernicienne » de cette science.

Carl Menger, Principes d’économie politique, Le texte dans son contexte par Gilles Campagnolo

Définir une théorie économique pure entraîna Menger dans la querelle des méthodes. En effet, étant de langue allemande, Menger s’est heurté à l’école historiciste allemande, qui liait économie et histoire. Ce qui entraîna le livre de Menger, Recherche sur la méthode dans les sciences sociales et en économie en particulier.

Ce n’est pas l’objet ici de traiter de cette querelle, sans en sous-estimer l’importance, même si Schumpeter considérait qu’elle a été une perte de temps. Ce qui est souligné ici, c’est la volonté de Car Menger, fondateur de l’école autrichienne d’économie, de faire de l’économie une science pure, une volonté de distinguer les éléments purement économiques du comportement des individus. Menger écrivait :

Seule la totalité des sciences sociales exactes permettrait de nous faire comprendre de manière exacte les phénomènes sociaux, ou une partie déterminée de ceux-ci, dans leur réalité effective empirique tout entière.

La précision est d’importance. Dès l’origine, l’école autrichienne cherche à isoler le comportement économique, de manière rigoureusement scientifique, mais reconnaît que l’individu n’est pas mû uniquement par des motifs économiques. Alors que l’on reproche parfois à l’économie de réduire le comportement de l’individu au calcul économique.

L’apriorisme en économie

La méthode scientifique de l’école autrichienne repose sur l’apriorisme. Une fois encore, dès l’origine, c’est l’approche de Carl Menger. Puis, Ludwig von Mises a parachevé les fondements méthodologiques de l’école autrichienne. Pour expliquer l’apriorisme, prenons l’exemple du concept de valeur en économie.

L’école classique, avec Adam Smith et David Ricardo, considérait que la valeur était intrinsèque à un objet, et ils la reliaient à la quantité de travail intégrée dans l’objet. Ils considéraient certes un prix de marché, généré par le jeu de l’offre et de la demande, mais à long terme le prix doit tendre vers la valeur intrinsèque.

Cette théorie est surprenante, car à l’époque, les scolastiques, ou quelqu’un comme l’abbé de Condillac, avaient déjà plus avancé dans la théorie de la valeur. Cette théorie posait aussi problème : pourquoi l’eau, si utile, vaut-elle moins que le diamant. C’est le problème du paradoxe du diamant. La théorie de la valeur marginale a résolu ce paradoxe.

Chaque individu classe les différentes utilisations d’un produit, ou d’un service. Prenons l’exemple de l’eau. l’individu classe ses utilisations de l’eau. La plus importante, se désaltérer. Ensuite, arroser ses champs. Puis, se laver. Puis, laver ses vêtements. Puis, laver sa maison. Puis, selon ses goûts, arroser ses plantes, laver sa voiture, remplir sa piscine, remplir le pistolet à eau du petit dernier.

Nous voyons que l’utilité de l’eau est classée du besoin le plus vital aux besoins les moins vitaux. Par conséquent, si l’eau est si rare que l’individu en trouve à peine pour se désaltérer, il lui accordera une grande valeur. Si l’eau est suffisamment abondante pour qu’il se permette de remplir le pistolet du petit dernier, l’eau aura moins de valeur. C’est la dernière utilisation de l’eau qui fixe sa valeur. C’est ce qu’on appelle l’utilité marginale. A contrario, le diamant est si rare que ceux qui en veulent sont prêts à en payer le prix. (Pour une présentation plus détaillée de la théorie de la valeur, voir ici.)

Pour définir cette théorie de la valeur, nous sommes parti de l’individu. C’est l’individu qui est étudié, sa manière de considérer la valeur. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’individualisme méthodologique. Il s’agit d’isoler la plus petite entité en économie, en l’occurrence l’individu. L’économie est constituée des actions des individus. Même s’ils peuvent agir en groupe, s’ils peuvent subir des influences, même l’action d’un groupe est composé des actions des individus. C’est pourquoi l’individu est choisi comme point de départ de l’étude en économie.

Ensuite, nous remarquons qu’un simple raisonnement suffit pour comprendre la valeur. Il n’est pas fait appel à une observation empirique, à aucune sorte de statistique. Il n’est pas fait appel à une expérience, on n’a pas testé empiriquement une hypothèse. D’ailleurs, qu’amènerait l’observation empirique sur ce sujet ? C’est ce qu’on appelle un raisonnement a priori. C’est-à-dire qu’il ne se base pas sur l’observation empirique, mais sur la logique formelle.

L’axiome de l’action

Il faut un point de départ à l’apriorisme en économie, pour l’établir sur une base solide. Ce point de départ, selon Mises, est l’axiome de l’action. Un axiome n’est pas démontrable, mais il s’impose de lui-même par son évidence. L’axiome de l’action dit simplement que tout individu agit. Le simple fait de le lire, de le penser, est une action. Il est irréfutable.

À partir de cet axiome, Mises définit ce qu’il nomme la praxéologie : la science de l’action humaine. Chaque individu agit. La praxéologie est la science qui étudie l’action humaine. Au sein de la praxéologie, l’économie, que Mises appelle la catallactique, étudie les phénomènes économiques.

Kant et l’école autrichienne d’économie

L’approche aprioriste et axiomatique semble influencée par Kant, et sa Critique de la raison pure. C’est Kant qui a définit les catégories de propositions a priori et a posteriori, comme l’explique Hans Hermann Hoppe dans sa Méthodologie autrichienne. Nous ne pouvons ici que reprendre l’explication très claire de Hoppe :

Kant, au sein de sa critique de l’empirisme classique, en particulier celui de David Hume, développa l’idée que toutes nos propositions peuvent être classées selon deux cas : d’un côté, elles sont analytiques ou synthétiques ; d’un autre côté, elles sont a priori ou a posteriori. Le sens de ces catégories est en bref le suivant. Une proposition est analytique lorsque les moyens de la logique formelle suffisent pour la savoir vraie ou non ; sinon, la proposition est synthétique. Et une proposition est dite a posteriori lorsque l’observation est nécessaire pour établir sa vérité, ou du moins la confirmer. Si l’observation n’est pas nécessaire, la proposition est dite a priori. La marque caractéristique de la philosophie kantienne tient à l’affirmation que des propositions synthétiques a priori vraies existent — et c’est parce que Mises souscrit à cette thèse qu’on peut le qualifier de kantien. Les propositions synthétiques a priori sont celles dont la valeur de vérité peut être définitivement établie, même si, pour ce faire, les moyens de la logique formelle ne sont pas suffisants (quoi que nécessaires) et les observations sont inutiles. Selon Kant, les mathématiques et la géométrie apportent des exemples de propositions synthétiques a priori vraies. Mais il pense aussi d’une proposition telle que le principe général de causalité, c’est-à-dire l’affirmation qu’il existe des causes opératoires invariantes dans le temps et que tout évé-nement est part d’un réseau de telles causes, qu’elle est une proposition synthétique a priori vraie.

Hans Hermann Hoppe, Science économique et méthodologie autrichienne

L’apriorisme est déjà présent chez Carl Menger, fondateur de l’école autrichienne. Gilles Campagnolo, qui a étudié les annotations portées par Menger sur ses livres, écrit :

Menger maintenait des positions de principe qui n’appelaient pas d’accommodement, il s’agissait de la déduction exacte des lois de la science. Il désignait ainsi les relations typiques a priori comme des « lois suivies par les biens eu égard à leur qualité de biens » (intitulé de la section 3, chapitre I des Principes). La formation de lois a partir de concepts formulés a priori distingue la science de toute autre forme de savoir. Il peut être utile et louable de mener l’enquête historique, mais pour Menger, l’idée que l’histoire (ou toute méthode essentiellement inductive) puisse fournir la base solide d’une théorie pure, en économie ou dans une autre science pure, est déjà de celles qu’il faut rejeter. Cette attitude ferme était indispensable pour réformer l’économie classique. La tâche était possible à condition de promouvoir une théorie refondée sur des bases solides communes à toutes les sciences à ce niveau d’analyse.

Carl Menger, Principe d’économie politique, Le texte dans son contexte par Gilles Campagnolo

C’est la recherche d’une théorie pure qui amène l’école autrichienne d’économie à reprendre les concepts kantiens. En soulignant qu’il s’agit d’une reprise de ces concepts pour les adapter à l’économie, car Kant n’a pas écrit sur l’économie. Gilles Campagnolo conclut, d’après les annotations des œuvres de Kant par Menger :

Il reste malheureusement impossible de conclure plus qu’à un intérêt certain de la part de Menger pour la tentative de réforme formée par Kant en philosophie, ainsi qu’à de l’insatisfaction que celui-ci ne l’ait pas étendue, regrette Menger, à l’économie. 

Carl Menger, Principe d’économie politique, Le texte dans son contexte par Gilles Campagnolo

De même, Hoppe considère que Mises n’est pas un kantien pur et simple, mais qu’il a porté l’épistémologie au-delà du point où Kant l’a laissée. La réflexion épistémologique de l’école autrichienne d’économie s’inspire donc de Kant, tout en s’en éloignant.

L’économie comme une science déductive

L’apriorisme axiomatique permet de fonder la science économique sur une base solide, et de lui donner une rigueur mathématique : elle part d’un axiome, et se déroule selon une stricte logique formelle, comme les mathématiques. Ce qui permet d’élaborer une science à partir de déductions. C’est aussi un trait caractéristique de l’école autrichienne d’économie : la méthode déductive.

La déduction consiste à partir du général pour aller au particulier, tandis que l’induction part dut particulier pour aller au général. Partir de statistiques pour élaborer une théorie économique, c’est une méthode inductive. Par exemple, le héros de Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, souligne qu’il pratique l’induction, car il élabore ses théories à partir des indices matériels. Partir de principes généraux, c’est une méthode déductive.

Luwig von Mises a donc basé l’école autrichienne d’économie sur une méthodologie aprioriste, basée sur l’axiome de l’action, ce qui en fait une théorie déductive, et extrêmement rigoureuse, aussi rigoureuse que les mathématiques.

Scientificité en économie

L’apriorisme axiomatique de l’école autrichienne d’économie, défini par Mises, est critiqué. Ce n’est pas la méthodologie qui est considérée généralement comme scientifique en économie aujourd’hui. L’économie aujourd’hui est considérée comme devant être une science positive, c’est-à dire expérimentale. C’est la justification de Milton Friedman, dans La méthodologie de l’économie positive, qui pose que :

La finalité d’une science positive est la constitution d’une « théorie » ou d’une « hypothèse » qui permette des prédictions valides et signifiantes (c’est-à-dire qui ne soient pas de l’ordre du truisme) concernant des phénomènes non encore observés. »

herve.dequengo.free.fr, Praxéologie et économétrie : une critique de l’économie positive.

C’est aussi la thèse de la réfutabilité de Karl Popper, qui considère que tout énoncé scientifique doit être réfutable empiriquement.

La science économique se cherche une justification scientifique. Aujourd’hui, elle va la chercher du côté des mathématiques, et des sciences expérimentales, et conspue l’apriorisme axiomatique de l’école autrichienne, en le qualifiant de radical. Cependant, il y a une incohérence dans cette dénonciation de l’apriorisme. En effet, la théorie marginale de la valeur est communément acceptée. Or, cette théorie est totalement aprioriste. On parle d’un apriorisme implicite de la théorie économique.

La course vers la scientificité

Les économistes sont dans une sorte de course à la scientificité. Ils cherchent à faire de l’économie une science dite dure, comme les mathématiques, ou la physique. Pour cela, ils appliquent les méthodologies des sciences dites dures. En particulier, ils se basent sur l’expérience. Ils émettent une hypothèse, puis la testent à l’aide de statistiques.

Pour l’école autrichienne, cela reste de l’historicisme. Les statistiques sont des faits, qui s’inscrivent dans une histoire, mais qui ne démontrent rien scientifiquement.

Nous voyons là une opposition entre l’économie vue en tant que science expérimentale, dite dure, et l’économie en tant que science humaine. D’un côté, l’idée que l’économie, pour être scientifique, doit être expérimentale. Ce qui signifie aussi qu’elle étudie des relations entre des quantités : demande globale, offre globale, emploi globale, etc. Et qu’il est possible d’influer sur ces agrégats en fonction des desiderata politiques.

De l’autre, une vision de l’économie en tant que science humaine. L’économie est la résultante des millions d’actions de millions d’individus. C’est la vision de l’école autrichienne. Ce sont donc deux visions qui s’opposent.

Bibilographie :

L’action Humaine, Ludwig von Mises

Principes d’économie politique, Carl Menger

Science économique et méthodologie autrichienne, Hans Hermann Hoppe

Recherche sur la méthode dans les sciences sociales et en économie en particulier, Carl Menger.

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