La naissance de la science économique

Différents auteurs ont traité d’économie. Puis, Carl Menger en fit une science.

0
1533
Grandes figures de la théorie économique
Grandes figures de la théorie économique

L’économie est une science récente.

L’économie, c’est-à-dire la théorie économique, est au cœur des commentaires des médias, et de la population aujourd’hui. Elle est l’objet de débat parfois virulents. Pourtant, c’est un domaine d’étude relativement récent. L’économie se confond par ailleurs avec la politique, avec des disputes idéologiques incessantes. On en oublie ainsi que c’est avant tout une science.

Peut-on accorder à l’économie un statut de science, à l’égale de la physique, de la chimie ? C’est là aussi un vieux débat. L’économie est certes une science relativement jeune, surtout comparée à ces sciences qui existent depuis l’antiquité, inventées par les Grecs anciens. Certes, les Grecs anciens ont pu écrire à propos de ce que l’on nomme aujourd’hui l’économie. Ainsi, Murray Rothbard, dans An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, indique par exemple que déjà le poète grec Hésiode traita du sujet de la rareté, sujet au cœur de l’économie. Et que le terme « économie » vient du grec oïkonomia. Mais, comme le souligne Rothbard, oïkonomia signifie « gestion du foyer », et ne fait donc pas référence à une théorie économique spécialement organisée, pas plus qu’Hésiode :

« Personne ne saurait être dans l’erreur en pensant que les anciens Grecs étaient des « économistes » dans le sens moderne. Dans leur quête de la découverte philosophique, leur manière de philosopher sur l’être humain et le monde général des fragments de politique économique, voire des pensées ou des idées strictement économiques. Mais ils n’avaient pas de traité d’économie en tant que tel. »

Murray Rothbard, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought

La science économique dépasse bien sûr la simple gestion du foyer familial. Son avènement ouvrit un nouveau champ de connaissance, comme l’explique Ludwig von Mises :

« L’économie est la plus jeune de toutes les sciences. Dans les deux cents dernières années, il est vrai, nombre de sciences nouvelles émergèrent des disciplines familières aux anciens Grecs. Le champ lui-même n’était pas élargi. Mais l’économie ouvrit à la science des hommes un domaine précédemment inaccessible et auquel on n’avait jamais pensé. La découverte d’une régularité dans la succession et l’interdépendance de phénomènes de marché allait au-delà des limites du système traditionnel du savoir. Elle apportait un genre de connaissance qui ne pouvait être considéré comme relevant de la logique, des mathématiques, de la psychologie, de la physique, ni de la biologie. »

Ludwig von Mises, L’action humaine

L’économie constitue donc, comme le souligne Mises, un tout nouveau champ du savoir, qui ouvre de nouvelles perspectives à la science. C’est la naissance de cette science que nous allons aborder ici, en commençant par les premiers écrits modernes en économie, pour aboutir à l’école autrichienne d’économie, qui consacre l’économie en lui donnant les fondements pour être une science.

Les débuts de l’économie

Il y eut nombre d’érudits qui se penchèrent sur les phénomènes que nous qualifions d’économiques aujourd’hui. Les premiers écrits en matière de science économique, au sens moderne de l’expression, sont anciens, puisqu’ils ont émergé au XVe siècle. Ce sont ceux qu’on appelle les scolastiques espagnols, plus précisément l’école de Salamanque, qui écrivirent sur le sujet. Ils n’étaient pas vraiment économistes, mais théologiens. Pourtant, on leur posait des questions sur le juste prix, par exemple.
Ainsi, selon Lew Rockwell, fondateur du Mises Institute :

« Parce que le droit naturel et la raison sont des idées universelles, le projet scolastique était de rechercher des lois universelles qui régissent la façon dont le monde fonctionne. Et bien que l’économie ne fût pas considérée comme une discipline à part entière, ces chercheurs furent amenés au raisonnement économique comme un moyen d’expliquer le monde qui les entourait. Ils cherchèrent des régularités dans l’ordre social et firent reposer les normes catholiques de justice sur ces régularités. »

Lew Rockwell

Ces scolastiques recherchaient des régularités dans les actions humaines liées à ce qu’on n’appelait pas encore l’économie. Ces régularités dans les actions humaines sont appelées lois économiques de nos jours. Ils firent donc un véritable travail de théorisation, sans que la matière théorisée soit nommée.
Lew Rockwell ajoute :

« Si les cités italiennes ont commencé la Renaissance au XVe siècle, c’est au cours du seizième que l’Espagne et le Portugal explorèrent le monde nouveau, et qu’ils apparurent comme des centres du commerce et de l’activité économique. »

Lew Rockwell

Nous voyons là ce qui suscita ces réflexions économiques : le développement du commerce, des échanges donc. Les scolastiques étaient des religieux, ils étaient un peu les intellectuels du XVIe siècle. On leur posait des questions sur les évolutions de la société. Notamment, on leur demandait si les actions étaient justes. On s’interrogeait sur le commerce, par rapport à la religion. Le commerce (international) se développait. Ce qui suscita des interrogations. On remarque donc que c’est le développement du commerce, des échanges donc, qui suscita ce qui allait devenir la science économique.

On peut noter au passage l’extraordinaire modernité des écrits des scolastiques. Par exemple, Luis de Molina (1535-1601), avait une théorie de la valeur proche de la théorie actuelle, comme le souligne Lew Rockwell :

« Parmi tous les penseurs de sa génération favorables au libre marché, Molina était le plus pur dans sa vision de la valeur économique. Comme les autres scolastiques de la dernière génération, il convenait que les marchandises n’étaient pas valorisées « selon leur noblesse ou la perfection », mais selon « leur capacité à servir l’utilité humaine ». Il en a d’ailleurs donné un exemple convaincant. Les rats, de par leur nature, sont plus « nobles » (plus haut dans la hiérarchie de la création) que le blé. Mais les rats « ne sont pas estimés ou appréciés par les hommes », car « ils ne sont d’aucune utilité quelconque. »

Lew Rockwell

C’est une pensée extraordinaire pour l’époque. Le lien entre la valeur et l’utilité a certes perduré, avec notamment Condillac en 1776, mais il n’est revenu dans la théorie économique dominante qu’en 1870, avec la théorie marginale de la valeur, portée notamment par l’école autrichienne d’économie. Par ailleurs, Luis de Molina considérait également que l’augmentation de l’offre de monnaie provoquait de l’inflation, théorie moderne s’il en est.

Ce qu’il faut retenir pour notre sujet, c’est que le développement du commerce, des échanges mondiaux, a suscité un intérêt grandissant pour ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie. Différentes personnalités se sont intéressées à ce qu’on n’appelait pas encore l’économie. On peut ainsi citer à nouveau l’abbé de Condillac, qui a énoncé une théorie de la valeur fondée sur l’utilité. Et aussi Anne Robert Turgot, qui soutenait le libre commerce auprès de la monarchie française du XVIIIe siècle, la plus absolutiste, et qui a écrit Réflexions la formation et la distribution des richesses (1766). Puis il y eut les physiocrates. Le développement économique entraînait des interrogations sur l’économie, alors même que la discipline en tant que telle n’existait pas.

Adam Smith, premier économiste officiel

L’ouvrage d’Adam Smith (1723-1790), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, se trouve être considéré comme le premier livre d’économie jamais paru, ce qui fait officiellement de son auteur le premier économiste. Il est paru en 1776, année de l’Independence Day aux USA, ce qui ne gâte rien en termes de marketing. Mais on voit que l’histoire va autrement.

Adam Smith est considéré comme le premier économiste en tant que tel, en général, mais pas par tous… En effet, sa contribution à l’économie est contestée. Schumpeter, auteur d’une histoire de la pensée économique qui fait référence, considère que Smith n’a rien apporté de nouveau par rapport à ce qui fut écrit avant lui. Sa théorie de la valeur, qui sera reprise par Marx, sera battue en brèche par les marginalistes.

Murray Rothbard, représentant de l’école autrichienne d’économie, est encore plus sévère, reprochant notamment à Smith, entre autres, de ne pas citer les auteurs dont il reprend les écrits, par exemple Richard Cantillon ou Francis Hutcheson.

C’est d’ailleurs Richard Cantillon (1680-1734) qui pourrait être considéré comme le premier économiste en tant que tel, comme le fait Rothbard. Beaucoup considèrent en effet comme premier livre d’économie l’ouvrage Essai sur la nature du commerce en général, de Richard Cantillon. Écrit en 1730, le manuscrit circulait clandestinement, avant une première édition en 1755, après la mort de l’auteur donc. C’est un ouvrage précurseur, et étonnamment d’actualité.

Cantillon y définit en effet le concept d’entrepreneur, rien de moins, indiquant déjà son importance clé. Il y décrit aussi le concept d’inflation, y compris ce qu’on appelle encore aujourd’hui l’effet Cantillon. Cantillon traite de l’inflation sans aucun outil mathématique. Ce qui préfigure, en quelque sorte, l’école autrichienne d’économie, qui évitera les mathématiques. On remarque qu’on retrouve le commerce dans le titre de l’ouvrage. C’est, encore une fois, le développement du commerce, c’est-à-dire des échanges, qui suscita la naissance de la science économique.

Cependant, en dehors des controverses, que l’ouvrage de Smith soit considéré comme le premier ouvrage de science économique consacre la naissance officielle de cette discipline. C’est donc une étape majeure dans la naissance de cette discipline, de percevoir cette science, l’économie, qui est reconnue depuis lors comme une discipline, sinon une science, à part entière. Rien que pour ça, la parution des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations est un événement majeur.

Cet ouvrage aura suscité un immense intérêt pour l’économie. David Ricardo prit la suite de Smith et prolongea ses théories. D’autres auteurs publièrent leur propre traité d’économie. Jean-Baptiste Say est un bon exemple de ces auteurs. Il a découvrit l’ouvrage d’Adam Smith, le fit connaître en France. Mais il a aussi écrit son propre traité d’économie, et son cours d’économie, qui s’éloignent des écrits d’Adam Smith. Il a d’ailleurs entretenu une correspondance respectueuse mais critique avec David Ricardo. Say a d’ailleurs proposé une définition de ce que devrait être la science économique. Il a écrit :

« L’économie politique, de même que les sciences exactes, se compose d’un petit nombre de principes fondamentaux et d’un grand nombre de corollaires, ou déductions de ces principes. »

Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique

Cet exemple montre l’influence de Smith, dont des lecteurs ont propagé la pensée. Mais aussi que ces lecteurs se sont intéressés à la matière, l’économie, avec leur propre analyse, comme Say, qui s’est bien éloigné de Smith, tout en le respectant.

Smith, David Ricardo, constituent ce qu’on appelle le courant classique en économie. Quelqu’un comme Say s’est trop éloigné de Smith pour être classé dans ce courant. Il est classé dans l’école française d’économie. Il y a eu alors une floraison de publications. Certaines dans le sens de Smith, d’autres, comme celles de Say, s’en écartant. Il y eut un foisonnement, sans méthodologie précise, qui s’exprimait. Avec Carl Menger, une étape allait être franchie.

Carl Menger : la naissance de l’école autrichienne d’économie

Carl Menger a publié en 1871 ses Principes d’économie politique. Certes, un ouvrage de plus en économie. Mais un ouvrage majeur, à plus d’un titre. Carl Menger est reconnu comme un des co-découvreurs de la théorie marginale de la valeur, qui allait donner naissance au courant néo-classique. Ce qui fait de lui un des personnages historiques de l’histoire de l’économie.

Il est surtout le premier à vouloir faire de l’économie une science digne de ce nom, avec une méthodologie pour l’asseoir. Il commence son Magnus Opus par : « Toutes choses suivent la loi de la cause et de l’effet. »
Il ajoute :

« Nous nous efforcerons dans ce qui suit de rapporter les phénomènes complexes de l’économie humaine aux plus simples d’entre eux qui sont encore des éléments accessibles à des considérations certaines, et de chercher à établir à nouveaux frais comment les phénomènes économiques complexes se développent selon des lois à partir de leurs parties élémentaires. »

Carl Menger

Principes d’économie politique

Cette façon de ramener l’économie à l’étude des relations entre des éléments simples sera par la suite appelée l’individualisme méthodologique. Le projet de Menger est de distinguer les lois spécifiques de l’économie. Il part de l’individu, et établit ces lois spécifiquement économiques. Tout en considérant que le comportement de l’individu n’est pas guidé uniquement par ces lois économiques. Il s’agit d’isoler les lois économiques. Comme l’écrit Menger :

« Seule la totalité des sciences sociales exactes permettrait de nous faire comprendre de manière exacte les phénomènes sociaux, ou une partie déterminée de ceux-ci, dans leur réalité effective empirique tout entière. »

Carl Menger, Recherche sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier

C’est une caractéristique de l’école autrichienne d’économie. Dès Carl Menger, l’objet aura été d’élaborer une théorie économique pure, qui s’applique sans considération de pays ni d’époque. Comme l’écrit Gilles Campagnollo :

« En énonçant ses principes sous la forme d’une théorie générale pure, Menger accomplissait en quelque sorte la véritable « révolution copernicienne » de cette science. »

Gilles Campagnolo, Principes d’économie politique, le texte dans son contexte.

Gilles Campagnolo ajoute :

« Les Principes constituent une doctrine générale de l’économie théorique pure, une théorie générale. L’ouvrage fournissait en 1871 les fondements rationnels pour refonder la science économique ; Menger y refusait la démarche inductiviste qui consistait à recourir à une investigation, éventuellement très détaillée, des faits observés au sein de la réalité empirique et qui prenait ceux-ci pour base dans le développement des diverses branches de l’économie. Pour Menger, la science doit se faire a priori. Cela constitue une position épistémologique qui garantira que la théorie constitue le tronc principal d’un savoir qui peut ensuite se ramifier. (…) L’objet d’étude d’une telle science est l’activité économique individuelle. »

Gilles Campagnollo

Une science a priori, c’est comme les mathématiques. On part d’axiomes, qu’on tire de la lecture de la réalité, et on en déduit la suite. C’est ce qui est considéré comme caractéristique d’une science pure. C’était le dessein de Carl Menger, poursuivi par la suite notamment par Ludwig von Mises.

Ce souci de faire de l’économie une science, et de bien définir sa portée et sa méthodologie, ce qu’on appelle aujourd’hui une réflexion épistémologique, est resté une caractéristique de l’école autrichienne, développé en particulier avec Ludwig von Mises.

Conclusion

La généralisation du commerce, c’est-à-dire des échanges à international, a suscité de l’intérêt, pour ce qui est devenu la science économique. Les scolastiques, notamment, en ont posé les premières pierres. À la suite de Smith, différents auteurs ont traité d’économie. Puis, Carl Menger en fit une science.

Par la suite, la science économique est hélas partie dans différentes directions, selon des courants. La définition de cette science a pu diverger. Il demeure, Carl Menger fut celui qui en fit une science, et l’école autrichienne développa l’épistémologie de la science économique, dans un grand souci de rigueur.

Vladimir Vodarevski

LAISSER UN COMMENTAIRE

Veuillez entrer votre commentaire
Veuillez entrez votre nom ici