Entreprise ou marché : Où sont les limites ?

L'entreprise est-elle hors du marché ? Texte en 3 parties...

L’objectif du présent texte 1 consiste à rechercher comment l’application des grands principes de la théorie économique peut aider à mieux comprendre le fonctionnement des organisations sociales (plus particulièrement celui des entreprises) et le fonctionnement des marchés, c’est-à-dire de ces lieux abstraits où se rencontrent les agents économiques.

On a en effet trop souvent tendance à effectuer des approches mécanicistes qui prétendent décrire le fonctionnement d’entités artificiellement dotées de raison et de volonté, alors qu’on ne peut comprendre leur fonctionnement qu’en s’interrogeant sur le comportement des individus qui sont impliqués dans le fonctionnement de ces entités. C’est ainsi que l’on devrait, par exemple, éviter de dire « l’entreprise décide » ou « l’entreprise innove », tout comme « l’entreprise paie des impôts », etc.

Certes, on utilise des expressions de ce type pour des raisons de commodité de langage évidentes, mais, ce faisant, on risque de recourir à ce qu’Ayn Rand aurait appelé une « abstraction flottante », c’est-à-dire un terme dont la correspondance avec le réel n’est pas clairement établie, et donc d’oublier la réalité humaine qui se cache derrière cette fiction linguistique. Et c’est ainsi qu’on utilise le même terme pour parler de l’entreprise capitaliste, que nous analyserons ultérieurement, et d’une entreprise de type soviétique qu’on devrait plutôt appeler « organisation productive ».

Définir l’entreprise

En effet, pour beaucoup de gens l’entreprise est un ensemble de moyens matériels et humains dont l’agencement et l’utilisation permettent la production de biens et services destinés à des acheteurs (individus ou entreprises). Mais pour bien comprendre cette réalité qu’est l’entreprise, il faut revenir à sa définition fondamentale : une entreprise n’est rien d’autre qu’un ensemble, un nœud de contrats.

Dans le cas d’une entreprise autre qu’uni-personnelle, il y a d’abord le contrat constitutif de l’entreprise entre les actionnaires, puis les contrats signés entre, d’une part, les propriétaires de l’entreprise (ou, éventuellement, leurs représentants, eux-mêmes désignés par contrats) et, d’autre part, les salariés ; mais aussi les contrats avec les fournisseurs, prêteurs et clients. Chacun de ces partenaires a un rôle spécifique à jouer en fonction du contrat qu’il a signé.

La manière dont ces contrats sont spécifiés, évoluent et sont exécutés donne sa forme spécifique à chaque entreprise. Mais c’est précisément parce qu’on n’a jamais vu un contrat décider, raisonner, agir ou payer des impôts qu’il est, à strictement parler, incorrect de dire que « l’entreprise » décide, raisonne, agit ou paie des impôts. Seuls les individus décident, raisonnent, agissent ou paient des impôts.

C’est, nous semble-t-il, en gardant à l’esprit cette définition, à la fois simple et incontournable, de l’entreprise que l’on peut analyser de manière correcte le fonctionnement d’une entreprise ou d’un marché, en évitant le mécanicisme et la construction de concepts arbitraires qui peuvent conduire aussi bien à des erreurs de gestion qu’à des politique économiques nuisibles.

La nature de l’entreprise

S’interroger sur les limites entre l’entreprise et le marché, et donc justifier l’existence de l’entreprise, est un problème traditionnel (que l’on pourrait d’ailleurs appeler le « problème de Coase », dans la mesure où c’est Ronald Coase qui a le mieux systématisé cette question).2 En effet, beaucoup d’économistes pensent que le marché est la forme d’organisation la plus efficace pour satisfaire les différents besoins humains et l’on peut donc se demander pourquoi des formes d’organisation « hors marché » existent, ce qui serait le cas de l’entreprise.

La réponse habituellement apportée à cette question consiste à dire que l’on aurait probablement recours uniquement à des procédures de marché si les coûts de transaction n’existaient pas. Mais conclure un contrat fait nécessairement supporter des coûts aux co-contractants, ne serait-ce que parce qu’ils doivent y consacrer du temps et que le temps est la ressource la plus rare.

Dans un monde totalement imaginaire où ces coûts n’existeraient pas, il se pourrait que l’entreprise n’existe pas et qu’à chaque minute des contrats soient signés entre des offreurs de services de travail et un entrepreneur qui mettrait en place les processus de production et en vendrait les produits sur les marchés. Mais même dans ces conditions extrêmes, la production ne se ferait sans doute pas dans des conditions optimales.

En effet, l’entrepreneur a, entre autres, le rôle majeur de prendre en charge les risques de la production. Mais ceux-ci seraient accrus si les contrats passés avec les offreurs de services de travail devaient être renégociés à chaque minute, ce qui, d’ailleurs, serait également une source de risque pour les offreurs de service de travail.

Il est donc évident que les contrats de travail doivent être signés pour une certaine durée. Mais, bien entendu, la durée optimale d’un contrat dépend des circonstances et elle n’est probablement pas la même pour l’offreur et l’acheteur de services de travail. Elle fait donc normalement l’objet d’une négociation. Toujours est-il que l’existence de coûts de transaction et de coûts d’incertitude explique que l’on donne une certaine pérennité à un ensemble de contrats. Mais à partir de quel moment peut-on dire que cet ensemble de contrats signés par un entrepreneur constitue une entreprise ?

Marché & Capitalisme

En ayant recours à des hypothèses extrêmes, comme nous venons de le faire, on a peut-être le moyen de nuancer l’opposition radicale qui est généralement faite entre les procédures de marché et les procédures hors marché (qui seraient celles de l’entreprise). Il faut tout d’abord préciser le rôle du marché.

Pour évaluer et comprendre le fonctionnement d’un système économique, il ne suffit pas de savoir s’il existe des marchés. En effet un marché peut se définir comme ce lieu abstrait où des échanges sont effectués. Or, l’échange existe toujours, même dans des économies totalement planifiées. Ce qui est caractéristique de ce qu’on appelle une « économie de marché » n’est donc pas le fait que l’on ait recours au marché, mais le fait que les échanges aient lieu entre des personnes qui possèdent des droits de propriété individuels.

Tel est le cas en particulier d’un système capitaliste. Celui-ci peut se définir comme un système de droits de propriété légitimes, c’est-à-dire que ces droits ne sont pas acquis par l’exercice de la contrainte, mais par l’effort de création personnel des individus. Le capitalisme a donc un fondement moral, et c’est pour cette raison qu’il est efficace.

En effet, lorsque les droits de propriété légitimes de chacun sont correctement définis, le fonctionnement d’une société repose sur une règle puissante et simple : le respect des droits d’autrui. Chacun sait alors ce qu’il a le droit de faire et il est par là-même responsable, c’est-à-dire qu’il supporte lui-même les conséquences, bonnes ou mauvaises, de ses actes. Par ailleurs, étant responsable, il est incité à utiliser au mieux les ressources, humaines ou non-humaines, dont il dispose, puisqu’il sait que c’est lui qui en recevra le rendement ou en supportera la perte. De là vient l’efficacité productive d’un système capitaliste.

Limites de l’entreprise

C’est dans ce contexte qu’il conviendrait de s’interroger sur les limites de l’entreprise. Existe-t-il une opposition fondamentale entre les procédures utilisées sur le marché (et plus précisément sur le marché capitaliste) et celles qui sont utilisées à l’intérieur de l’entreprise ? Il est tout d’abord excessif de décrire l’entreprise comme une organisation « hors-marché » puisque, comme nous l’avons déjà rappelé, une entreprise peut se définir comme un ensemble de contrats. Il n’y a donc pas une rupture radicale de système lorsqu’on passe du marché à l’entreprise.

Ce qui caractérise l’entreprise n’est donc pas le recours à des procédures hors-marché, mais le fait que ses contrats constitutifs aient une certaine pérennité et qu’ils fassent l’objet de procédures de coordination entre eux par l’intermédiaire de l’entrepreneur. C’est pourquoi il serait préférable de caractériser l’entreprise non pas comme une organisation, mais comme un système de coordination de contrats.

Une armée est une organisation, c’est-à-dire un système où un chef donne des ordres à des subalternes. Mais par nature, une entreprise n’est pas une organisation, même si le fait que l’entrepreneur soit le coordinateur des contrats peut donner le sentiment qu’il est le chef d’une organisation et même si, dans la réalité, certains se comportent comme de « petits chefs ».

En dépit de cela il est important, pour comprendre l’entreprise et peut-être aussi pour bien la gérer, de se rappeler que l’entreprise est un faisceau de contrats. Or, dans un contrat, il n’y a pas un dominant et un dominé, mais deux partenaires qui sont différents et qui, précisément, signent un contrat parce qu’ils sont différents et échangent donc des biens et services différents.

(À suivre…)


Pascal Salin

  1. Texte pour les Mélanges en l’Honneur du Professeur Pierre Gregory, Paris, 2012.
  2. Coase, Ronald (1937). « The Nature of the Firm », Economica, IV, N° 16, nov. 1937, 386–405.

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