Les critiques de la praxéologie prétendent souvent qu’elle n’est pas vraiment une des sciences. Elle ne traiterait pas du monde empirique, mais ne serait qu’un piètre jeu de mots inerte. Dans cette chronique, j’aimerais examiner certaines remarques que le philosophe et linguiste Jerrold Katz fait sur le rationalisme et l’empirisme dans son livre important et controversé Language and Other Abstract Objects [Langue et autres objets abstraits] (Rowman and Littlefield, 1981), auquel les praxéologues peuvent se référer.
Le livre n’est guère lu de nos jours, car il défend une thèse qui n’a pas connu grand attrait. Katz pense que les langues humaines sont des univers platoniciens, un point de vue qui frappe et semble absurde à beaucoup. Inutile de dire que je ne vais pas défendre ce point de vue ici. (Comment le pourrais-je, alors que je ne le comprends pas, sans parler de l’approuver ?) Néanmoins, Katz, qui disparut en 2002, avait un esprit vif et Robert Nozick m’avait recommandé ce livre.
Dans ce livre, Katz distingue deux sens pour « empirisme ». Il dit :
« Le terme « empirique » est malheureusement utilisé dans la linguistique actuelle pour désigner des affirmations pour lesquelles il pourrait exister des faits permettant de décider de leur vérité : les « affirmations non empiriques » sont des affirmations dont aucune preuve ne pourrait être pertinente, des affirmations qui sont métaphysiques au pire sens du terme. Il y a aussi l’usage standard de « empirique », où il se réfère à des affirmations de preuves issues de l’expérience sensorielle, et l’équivoque entre ces deux usages encourage certains linguistes à penser que les affirmations dont les preuves empiriques au sens de preuves issues de l’expérience ne sont pas pertinentes sont ipso facto métaphysiques au sens le pire. » (p. 73n6)
Jerrold Katz
Appliqué à la praxéologie, ce que Katz dit revient à ceci : les critiques de la praxéologie sont équivoques lorsqu’ils affirment que la praxéologie n’est pas une science empirique. Ils peuvent vouloir dire que ses déclarations ne sont que des affirmations arbitraires dont aucune preuve n’est pertinente, comme la célèbre remarque de Heidegger, moquée par Rudolf Carnap, où « le non étant n’est rien ». S’ils le pensent, pourtant, il leur faut montrer que quelque chose ne va pas dans les déductions que font les praxéologues à partir de l’axiome d’action. Pourquoi celles-ci ne comptent-elles pas comme preuves ?
Si les critiques répondent que les déductions rationalistes ne peuvent tout simplement pas compter comme preuves, ils renvoient la question aux rationalistes. Katz établit une analogie intéressante à cet égard. John Stuart Mill pensait que les mathématiques étaient une science empirique, une position inhabituelle, bien qu’elle ait ses défenseurs contemporains.
Katz compare les critiques du rationalisme en linguistique (et, ajoutons-le, en économie également) à « un philosophe des mathématiques disciple de Mill qui aurait tenté de régler la question scientifique de l’interprétation correcte des théories en mathématiques en rejetant les approches ne prétendant pas à la validité empirique. » (p. 48) (Dans cet article, je ne m’intéresse qu’aux praxéologues comme Mises qui suivent une approche rationaliste. Le point de vue aristotélicien de Rothbard, vers lequel je penche moi-même, qui pose que les théorèmes de la praxéologie utilisent des concepts tirés des sens, mais sont aussi des vérités nécessaires, n’est pas mon sujet. Comme je l’ai déjà dit, un argument à la fois.) Je me dois aussi de préciser que l’application des commentaires de Katz à la praxéologie est de mon fait. Il ne dit rien du tout sur la praxéologie.
Ludwig von Mises avance un argument similaire dans The Ultimate Foundation of Economic Science. Il dit :
« Si l’on accepte la terminologie du positivisme logique et surtout aussi celle de Popper, une théorie ou hypothèse est ‘non scientifique’ si, en principe, elle ne peut être réfutée par l’expérience. Par conséquent, toutes les théories a priori, y compris les mathématiques et la praxéologie, sont « non scientifiques ». Il s’agit là d’une simple chicanerie verbale. Aucun homme sérieux ne perd son temps à discuter d’une telle question terminologique. La praxéologie et l’économie conserveront leur importance primordiale pour la vie et l’action humaines, qu’importe la façon dont les gens pourront les classer et les décrire. »
Ludwig von Mises
Dans la suite de cet article, j’aimerais examiner un point soulevé par un autre philosophe qui nous aide à déterminer si la praxéologie traite de ce monde. Il se trouve que ce philosophe, Jerry Fodor, était un collègue et un collaborateur de Katz.
Fodor affirme qu’en logique, le raisonnement est purement formel. Il entend par là que la logique opère sur des symboles qui, considérés isolément, n’ont pas d’interprétation. Il y a donc un problème apparent de savoir comment un tel raisonnement peut donner des déclarations vraies envers le monde. Fodor présente le problème de la manière suivante :
« C’est un fait remarquable que l’on puisse dire, juste en la regardant, que toute phrase de la forme syntaxique « P et Q » (« Jean nage et Marie boit « , par exemple) n’est vraie que si P et Q sont toutes deux vraies. « On peut le dire juste en regardant » signifie : pour voir que les deux proposition sont vraies, il n’y a pas besoin de savoir quoi que ce soit de ce que P ou Q signifie, et il n’y a pas besoin de savoir quoi que ce soit du monde non-linguistique. C’est vraiment remarquable puisque, après tout, c’est ce qu’ils signifient, ainsi que la façon dont le monde non linguistique est, qui [par contre] décide si « P ou Q » est lui-même vrai. On résume souvent cette façon de voir en disant que certaines inférences sont rationnelles en vertu de la syntaxe des phrases qui les composent ; métaphoriquement, en vertu des « formes » de ces phrases. »
Jerry Fodor
Les praxéologues utilisent le raisonnement déductif, mais leur raisonnement n’est pas « formel » dans le sens identifié par Fodor, celui de la logique mathématique. Ses déductions supposent du sens à chaque étape. On sait que la praxéologie concerne le monde, car on parle d’actions [se tenant] dans le monde réel. Lorsque les praxéologues parlent de la “forme” d’une action, ils veulent dire autre chose – il y a là un autre cas de signification équivoque à traiter.
En praxéologie, on ne s’attache pas aux actions particulières ; on s’intéresse plutôt à ce que toutes les actions ont en commun. Cela peut être découvert en pensant à n’importe quelle action que l’on aime et en la libérant ensuite de son contenu factuel. Tout ce qui restera sera la forme ou la structure de l’action, d’une action. Mises appelle cette procédure le « singularisme méthodologique », un terme qui a attiré beaucoup moins d’attention que « l’individualisme méthodologique » mais qui est aussi un principe clé de la praxéologie. Mises dit à ce sujet dans L’Action Humaine :
« Non moins que de l’action d’un individu, la praxéologie débute son étude depuis l’action individuelle. Elle ne traite pas en termes vagues de l’agir humain en général, mais de l’action concrète qu’un homme défini a accomplie à une date définie et en un lieu défini. Mais bien entendu, elle ne se préoccupe pas des traits accidentels et circonstanciels de cette action, ni de ce qui la distingue de toutes les autres actions, mais seulement de ce qui est nécessaire et universel dans son exécution. »
Ludwig von Mises
La praxéologie a de nombreux détracteurs, mais comme Étienne Gilson le disait de la philosophie, elle enterre toujours ses croque-morts.
David Gordon – Senior Fellow au Mises Institute et éditeur de la Mises Review.