Première suite de ce texte, publié en 1998. Vingt ans après, pas sûr qu’il ait pris tant de rides…
Dans l’article précédent, l’auteur rappelle combien l’immigration en provenance de l’Est communiste marqua l’histoire récente de l’Europe centrale.
L’OCCIDENT RÉAGIT
Sans intervention, l’exode actuel se poursuivrait jusqu’à ce que les pertes en individus productifs deviennent un tel fardeau et causent tant de difficultés économiques que les gouvernements d’Europe de l’Est, qu’ils soient communistes ou socio-démocrates, seraient renversés et que le socialisme serait complètement déraciné. Malheureusement, un tel développement est peu probable, car la migration n’est pas laissée sans réaction. Cependant, cette fois, ce ne sont pas les gouvernements d’Europe de l’Est qui prennent l’initiative.
Certes, ils continuent d’entraver l’émigration. Pourtant, la délégitimation du pouvoir gouvernemental en Europe de l’Est est allée trop loin pour leur permettre de revenir au statu quo ante. En fait, les moyens d’accomplir un tel retour, c’est-à-dire le pacte de Varsovie, n’existent plus. Ce sont plutôt les gouvernements d’Europe occidentale qui sont maintenant déterminés à empêcher un tel développement en renforçant leurs propres politiques anti-immigration. [1]
L’immigration vers les pays d’Europe occidentale est déjà très restreinte, mais plus le processus d’intégration en Europe de l’Ouest a progressé, plus les migrations intra-occidentales ont été libéralisées, et plus les normes d’admission envers les non-ouest-Européens sont devenues restrictives. Des permis de travail sont exigés, et les étrangers n’ont pas droit à un tel permis (même si un employeur est disposé à les employer ou s’ils possèdent les moyens d’être à leur compte). Les permis sont accordés à la discrétion des gouvernements, seulement en petit nombre, et généralement uniquement aux personnes classées comme réfugiés politiques – personnes pouvant faire preuve d’une persécution politique dans des pays officiellement reconnus comme « mauvais » (alors que les raisons économiques de demande d’asile sont toutes considérées comme invalides). [2] Malgré ces restrictions, tous les pays d’Europe de l’Ouest accueillent un nombre important d’étrangers clandestins qui, sous une menace constante de déportation, ont été poussés à la clandestinité et forment le lumpenprolétariat [*] ouest-européen, en pleine expansion.
Faisant face un afflux croissant d’immigrants, les gouvernements d’Europe occidentale réagissent désormais [NdT Nous sommes en 1998.] avec des mesures plus restrictives. Ils ont tous retiré la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie de la liste officielle des pays « mauvais », afin de rendre leurs populations inéligibles à l’asile politique et aux permis de travail. L’Autriche a supprimé la Roumanie de sa liste. Sous la direction des signataires de l’Accord de Schengen – les gouvernements de l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Italie – les visas touristiques ont été étendus à pratiquement toutes les nations non occidentales afin « d’harmoniser » les lois ouest-européennes en matière d’immigration. La Norvège et la Finlande ont renforcé leurs contrôles à la frontière avec l’ex-Union soviétique. L’Autriche a commencé à employer des patrouilles militaires à la frontière hongroise.
La marine italienne intercepte désormais les réfugiés albanais traversant l’Adriatique. Entretenue par l’Ouest, la ferveur anti-immigration s’est propagée vers l’Est. Le gouvernement polonais a restreint l’accès aux Roumains. Dans un traité avec les six États membres de l’Accord de Schengen, il a également accepté de mettre fin à l’afflux de citoyens soviétiques (en échange de l’exemption des Polonais des exigences standards de visa de voyage en Europe occidentale). De même, la Tchécoslovaquie et la Hongrie ont augmenté leurs exigences à l’entrée pour les Roumains et les Soviétiques, et le gouvernement tchécoslovaque a rendu plus difficile l’accès des Polonais à son pays.
EMPÊCHER L’IMMIGRATION ?
Il est facile de comprendre pourquoi les gouvernements veulent faire cesser l’émigration, car toute personne productive perdue est une perte de revenu imposable. La raison poussant un gouvernement à vouloir empêcher l’immigration est plus obscure. Car chaque producteur additionnel ne représente-t-il pas une augmentation des revenus pour le gouvernement ? En effet, un afflux de population sur un territoire donné, s’il abaisserait les niveaux de salaire nominaux, augmenterait le revenu réel par tête tant que la population resterait au-dessous de sa taille « optimale » (ce qui serait sûrement le cas de l’Europe occidentale, même si les pires estimations d’immigration devaient devenir réalité). Une population plus nombreuse implique une expansion et une intensification de la division du travail, une plus grande productivité physique du travail et donc un niveau de vie plus élevé.
Le développement de l’Europe occidentale juste après la Seconde Guerre mondiale en fournit une illustration parfaite. À la fin des années 1960, la population de l’Allemagne de l’Ouest et celle de la France avaient chacune augmenté de plus de vingt pour cent, et celle de l’Italie, troisième plus grand pays continental, d’environ quinze pour cent. [3] En accompagnement de ce développement, l’Italie, la France et l’Allemagne de l’Ouest ont connu une période d’expansion économique sans précédent, avec des taux de croissance supérieurs à ceux de tout autre grand pays (à l’exception du Japon) et des revenus par tête en augmentation constante. Pendant cette période, l’Allemagne de l’Ouest, la plus prospère de tous, intégra des millions de Gastarbeiter (travailleurs étrangers) d’Europe du Sud et de réfugiés est-allemands. Au début des années 1960, sa population active avait augmenté de quelque huit millions (plus de 60%), alors que le taux de chômage tombait de 8% en 1950 à moins de 1%. De 1948 à 1960, la somme totale des salaires tripla, les niveaux de salaire firent plus que doubler en termes constants et le taux annuel de croissance économique atteignit près de 10%, en hausse. La production industrielle totale se vit quadruplée, le PNB par tête tripla et les Allemands de l’Ouest devinrent l’un des peuples les plus prospères au monde. [4]
À la fin des années 1980, cependant, les économies de l’Europe de l’Ouest étaient passées par une transformation complète par rapport à l’après Seconde Guerre mondiale. L’expansionnisme précédent fut remplacé par la stagnation économique et, au lieu de contribuer à un nouveau bond en avant, la dernière augmentation démographique, en plus de révéler la banqueroute du socialisme à la russe, menaça également de banqueroute les démocraties providences occidentales.
À suivre…
Hans-Hermann Hoppe
[*] NdT : Terme d’origine marxiste, désignant les « éléments déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. » du prolétariat. Le terme vient de l’allemand, où le mot Lumpen signifie « haillons ».
[1] Même si une politique de pleine privatisation, plein libre échange, aucune taxe ne peut créer instantanément de la richesse, elle crée néanmoins instantanément une raison de ne pas émigrer. Même si les niveaux de salaire en Europe occidentale restaient pour le moment plus élevés (en raison d’une accumulation de capital plus importante), la production future serait instantanément rendue moins coûteuse que dans les économies fortement taxées et réglementées d’Europe occidentale. En choisissant plutôt une politique de réduction progressive du secteur public d’un passé à 100% vers les normes de l’Europe de l’Ouest (où les dépenses publiques totales, y compris les versements de sécurité sociale, atteignent généralement 50% du PNB), la vague actuelle d’émigration peut être quelque peu réduite, mais les migrations vers l’ouest seront en fait rendues permanentes (les niveaux de revenu actuels et futurs en Europe de l’Ouest restant plus élevés qu’à l’Est). Une fois encore, ceci est parfaitement illustré par l’exemple allemand. Depuis l’unification monétaire du 2 juillet 1990 et l’intégration de l’Est par l’Allemagne de l’Ouest le 2 octobre 1990, le nombre d’émigrants a baissé comme prévu. Cependant, le secteur gouvernemental de l’ex-Allemagne de l’Est reste nettement plus important que celui de l’Ouest (moins d’un an après la dé-socialisation, à peine 700 « unités de production » est-allemandes seulement sur 9.000 avaient été privatisées, alors que la structure de fiscalité et de régulation fut exportée telle que vers l’Est), à ce jour, l’émigration d’Est en Ouest s’est poursuivie à un rythme de plus de 500 par jour.
[2] Cela conduit au résultat pervers où des hommes comme Trotsky — un meurtrier et un pilleur en fuyant un autre, plus puissant — peuvent plus facilement se réfugier en Occident que des hommes qui n’ont pas d’autre raison d’émigrer que d’être débarrassés des assassins ou des pillards.
[3] La croissance dans certains pays plus petits fut encore plus spectaculaire. Au cours de la même période, la population de la Suisse augmenta de près de 30% et celle des Pays-Bas de plus de 40%.
[4] La performance ouest-allemande fut surpassée par la Suisse. Avec une plus grande proportion d’étrangers – plus de 15 pour cent – que n’importe quel autre pays, au milieu des années 1960, la Suisse avait atteint le rang de pays le plus prospère du monde.