L’économie est-elle une science ? Où peut-elle être une science ? Ou comment la fonder comme une science ? La question semble entendue. L’économie s’est donnée le nom de science économique. Elle utilise les mathématiques, pour se rapprocher des sciences dites « dures », comme les mathématiques et la physique. Elle modélise la réalité comme on modélise la trajectoire d’une fusée.
Cependant, ces modélisations ont la particularité de donner des résultats divergents en fonctions de différentes écoles d’économie. Des différences radicales même. Certains économistes vont dire qu’il faut relancer l’économie par la dépense publique, d’autres vont insister sur le problème du poids de l’État dans l’économie. Il n’y a pas une théorie indiscutable comme peut l’être la pesanteur en physique.
Ces divergences s’expliquent par le fait que tous les modèles reposent sur des hypothèses. On suppose que, et on construit un modèle sur cette supposition. Bien sûr, l’hypothèse à été vérifiée statistiquement. Elle serait donc vraie. Mais toutes les hypothèses, même contraires, sont vérifiées statistiquement. On peut supposer là un problème méthodologique. Est-ce qu’une vérification statistique est pertinente, toujours ?
Il y a aussi une question épistémologique. Les modèles mathématiques d’aujourd’hui sont basés sur le fait qu’il existerait en économie des relations constantes entre grandeurs. Comme en physique, où une déviation observée dans une trajectoire planétaire peut signifier la présence d’une force d’attraction, toujours. En économie, on cherche à établir une relation, par exemple, entre dépenses publiques et emploi.
C’est ce qu’on appelle la macro économie. On recherche des relations entre des agrégats. Et on veut pouvoir à la fois prédire, et manipuler l’économie. Mais cette approche est-elle épistémologiquement justifiée, ou seulement motivée ?
C’est une question qui devrait être posée pour déterminer si l’économie peut être une science. De même la méthodologie de cette science. C’est la question épistémologique. Celle par laquelle Ludwig von Mises débute son magnus opus « L’action humaine ».
Mises constate d’abord que l’on observe une régularité dans le déroulement des faits sociaux. Par contre, il n’y a pas de relations constantes entre des grandeurs. Ce qui est mesuré par la statistique, ce sont des faits historiques. C’est une relation apparente, entre le prix des pommes de terre et l’offre de pommes de terre par exemple, entre deux grandeurs à un moment donné, un lieu donné. Il n’y a pas de constantes.
Mises s’attache ainsi à distinguer histoire et économie. Carl Menger, fondateur de l’école autrichienne, s’était retrouvé sous les critiques des historicistes allemands, qui ne juraient que par l’histoire, alors que lui voulait isoler les phénomènes, et surtout les lois économiques, ce que Mises appelle les régularités.
Depuis Menger, l’économie a pris une autre voie. Elle se persuade que des relations constantes existent entre des grandeurs. Ce n’est plus de l’historicisme, mais c’est une confusion entre des lois économiques et des faits isolés. Et, comme cela a été dit plus haut, cette méthode engendre des conclusions biens différentes, en fonction des hypothèses de départ. Ce qui, convenons en, est peu scientifique.
Mises constate par ailleurs, comme tous les économistes, que l’économie ne peut pas être expérimentée en laboratoire. Mais que les phénomènes économiques sont trop complexes pour qu’on puisse même distinguer les causes et les conséquence par l’observation.
Des phénomènes complexes, dont l’apparition implique une combinaison de plusieurs chaînes causales concomitantes, ne peuvent servir de preuves pour ou contre aucune théorie. De tels phénomènes, au contraire, ne deviennent intelligibles qu’à travers une interprétation en termes de théories antérieurement élaborées à partir d’autres sources. Dans le cas de phénomènes naturels, l’interprétation d’un événement ne saurait contredire les théories vérifiées de façon satisfaisante par expérimentation. Dans le cas des événements historiques, il n’existe pas de restriction de ce genre. Les commentateurs restent toujours en mesure de recourir à des explications complètement arbitraires. Là où il faut expliquer quelque chose, l’être humain n’a jamais été à court pour inventer quelque théorie ad hoc, imaginaire et dépourvue de toute explication logique.
Ludwig von Mises, in « L’action humaine »
Mises prend donc acte du fait que l’économie ne peut pas être expérimentée en laboratoire. De même qu’elle est trop complexe pour tirer des conclusions mathématiques de l’observation historique. En fonction du choix des hypothèses de départ, l’analyse des observations est différente. Comment faire alors pour établir l’économie comme une science ?
Dans « L’action humaine », Mises souligne donc qu’une première découverte a été celle de régularités dans les faits sociaux. Ce qu’on appelle aussi des lois. Puis s’est construite la théorie économique classique, par Adam Smith, et David Ricardo notamment.
Mises souligne que ces économistes rencontrèrent un obstacle apparent qu’ils ne surent écarter : l’apparent paradoxe de la valeur. Pourquoi l’eau est-elle moins onéreuse que le diamant, alors qu’elle est nécessaire à la vie, et non le diamant ? Mises écrit, à propos des économistes classiques :
Leur théorie de la valeur était déficiente, et cela les força à restreindre le champ de vision de leur science. Jusque vers la fin du XIXe siècle, l’économie politique resta une science des aspects «économiques» de l’agir humain, une théorie de la richesse et de l’intérêt égoïste. Elle s’occupait de l’agir humain uniquement dans la mesure où il est motivé par ce qu’on décrivait – de façon très inadéquate – comme le mobile du profit ; et elle affirmait qu’il y a en outre d’autres sortes d’actions de l’homme dont l’étude incombe à d’autres disciplines. La transformation de la pensée que les économistes classiques avaient commencée ne fut poussée à son apogée que par l’économie subjectiviste moderne, qui a transformé la théorie des prix de marché en une théorie générale du choix humain.
Ludwig von Mises, in « L’action humaine »
Selon Mises, le passage de la théorie classique de la valeur à la théorie subjectiviste de la valeur précise la nature de la science économique. Que veut-il dire ? La théorie classique, de Smith et Ricardo, basait la valeur sur le travail. La valeur dépendait du travail incorporé dans un objet, ou, pour parler autrement, utilisé pour fabriquer un objet. Mais cette théorie ne correspondait pas à la réalité. Il y a des choses qui ne nécessitent pas de travail, ou peu. Dans beaucoup de contrée, l’eau est affleurante. Il y a aussi le problème de l’utilité, ou paradoxe de la valeur. Pourquoi l’eau, si utile, est-elle si peu chère, tandis que le diamant, qui n’est pas si vital, a autant de valeur ?
La théorie de la valeur marginale a résolu ce paradoxe. Chaque individu classe les différentes utilisation d’un produit, ou d’un service. Prenons l’exemple de l’eau. l’individu classe ses utilisations de l’eau. La plus importante, se désaltérer. Ensuite, arroser ses champs. Puis, se laver. Puis, laver ses vêtements. Puis, laver sa maison. Puis, selon ses goûts, arroser ses plantes, laver sa voiture, remplir sa piscine, remplir le pistolet à eau du petit dernier.
Nous voyons que l’utilité de l’eau est classée du besoin le plus vital aux besoins les moins vitaux. Par conséquent, si l’eau est si rare que l’individu en trouve à peine pour se désaltérer, il lui accordera une grande valeur. Si l’eau est suffisamment abondante pour qu’il se permette de remplir le pistolet du petit dernier, l’eau aura moins de valeur. C’est la dernière utilisation de l’eau qui fixe sa valeur. Ce qu’on appelle l’utilité marginale. A contrario, le diamant est si rare que ceux qui en veulent, ne fusse que comme bijou, sont prêts à en payer le prix.
On remarque que cette notion de valeur marginale est totalement subjective. Il y a des gens qui se moquent totalement des diamants, et les trouvent trop chers. Comme il y a des gens qui se moquent du dernier IPhone d’Apple, et préféreront un Androïd moins cher. La valeur accordé à un objet dépend de chaque individu. Ensuite, un prix est déterminé. Qui dépend des marchés, des lieux géographiques. Le prix est déterminé à chaque transaction. Il a tendance a être unifié sur des marchés libres, car des entrepreneurs vont acheter le produit là où il est moins cher et le revendre là où il est plus cher. Les vendeurs vont donc avoir tendance à aligner leurs prix.
Quelles conséquences pour la théorie économique ? Posons nous une question : comment est-on arrivé à cette théorie marginale de la valeur ? En précisant qu’elle n’est pas propre à l’école autrichienne d’économie. Tous les économistes modernes reconnaissent cette théorie, même s’ils ne l’appliquent pas de la même manière que l’école autrichienne.
Pour comprendre l’origine de la valeur, on a, finalement, analysé le comportement d’une personne. Pourquoi quelqu’un va-t-il accepter d’acquérir quelque chose à tel prix. Sachant que les choses les plus vitales peuvent être moins chères que des objets moins nécessaire, ce n’est pas le critère. Et on a déterminé cette théorie marginale de la valeur. On remarquera d’emblée qu’il n’y pas du tout de mathématiques dans cette théorie. On peut certes la mathématiser, mais ce n’est alors qu’une illustration. La démonstration est purement logique, non mathématique.
Le terme “logique” est important. Le prix résulte de la valeur, qui résulte d’une situation d’échange. Il n’y a pas de prix s’il n’y a pas d’échange. Si personne ne vend ni n’achète, il n’y a pas de prix. Il y a donc une action. Et, on a essayé de comprendre l’essence de cette action par un raisonnement logique.
Nous avons donc une donnée ultime : l’action humaine. Il y a une ou plusieurs personnes qui agissent. L’économie est composée de l’action des gens. Nous avons compris la formation de la valeur par un raisonnement. Nous pouvons tenir ce raisonnement parce que, en tant qu’être humain, vivant dans un environnement où se pratique l’échange, nous avons le même schéma de raisonnement que nos congénères vivant dans le même environnement. Nous utilisons les mêmes catégories logiques.
C’est là l’apriorisme méthodologique. Mises constate d’abord que l’acte d’échange fait partie de la catégorie de l’action humaine. L’individu, la personne, l’être humain agit. C’est une donnée ultime. C’est un apriorisme. C’est un axiome. Dans le sens où ce n’est pas démontrable, mais que c’est une évidence. Wikibéral indique que, selon Mises, cet axiome est apodictiquement certain, c’est à dire qu’il s’agit d’une évidence de l’esprit, indépendante, a priori, de l’expérience humaine. Cette méthodologie se réfère à la philosophie kantienne.
L’action humaine est ainsi un axiome. Un axiome qui contient le fait qu’il y a des causes et des buts à l’action. Chacun agit, en fonction de causes et de buts. La science de l’action humaine, Mises la nomme praxéologie. L’économie est incluse dans la praxéologie, puisqu’elle est composée des actions économiques des gens. Mises nomme catallactique, grosso modo science de l’échange bénéfique, l’économie.
L’action est forcément rationnelle. Il n’appartient pas à la praxéologie de décider de ce qui est rationnel. Chacun agit en fonction de causes et de buts, ce qui découle directement de l’axiome de l’action. Mais le jugement de rationalité dépend de chacun. Quelqu’un, un peu dérangé, peut agir de manière qui paraît irrationnelle aux yeux des autres. Mais pour lui, son action est rationnelle. Et la praxéologie prend son action comme telle, car la rationalité dépend des gens. Elle ne juge pas la rationalité.
L’économie est la catallactique. La science de l’échange, grosso modo. Elle fait partie de l’action humaine, car elle est composée des actions des gens. Il est même difficile de distinguer une action purement économique. Par exemple, on peut choisir pour acheter ses produits le magasin tenu par un frère, une tante, une nièce. Dans l’action d’achat, il y a à la fois le calcul économique, mais aussi le désir de faire plaisir à quelqu’un, ou de faire tourner l’affaire de quelqu’un.
L’action rationnelle est un axiome. De cet axiome découle la causalité et la téléologie de l’action. Il y a des causes qui conditionnent l’action, et l’action suit un ou plusieurs objectifs. Mais la praxéologie n’étudie ni les causes de l’action, ni ses objectifs. Mais son essence. L’économie, la catallactique, fait partie de la praxéologie, et il n’est pas forcément possible de distinguer son domaine propre dans les actions humaines.
C’est ainsi que Mises établit scientifiquement l’économie. Comme pour les mathématiques, à partir d’un axiome : l’axiome de l’action humaine, d’où découlent la causalité et la téléologie. Il fonde une science qui est la praxéologie, qui incorpore l’économie. La méthodologie est axiomatico-déductive. Tout se déduit de l’axiome de base, l’être humain agit. La méthode déductive est bien illustrée, a contrario, par la méthode inductive. Ainsi, le héros de Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, insiste bien sur le fait qu’il pratique l’induction. Il part de faits observés, et remonte à la source. La déduction consiste à redescendre d’un axiome à des théorèmes.
Nous avons donc une fondation scientifique de l’économie, à travers la praxéologie, à partir d’un axiome, comme les mathématiques. Pas de chiffres, mais des mathématiques quand même, d’une certaine façon.
Comparons avec la science économique qui est dite “mainstream”, le nouveau terme pour dominante. La première mathématisation de l’économie est la théorie néoclassique. Vers les années 1870, la théorie de la valeur marginale est développée par trois hommes, indépendamment l’un de l’autre. Carl Menger a initié l’école autrichienne. Léon Walras, et William Stanley Jevons, ont initié la mathématisation de l’économie. Il faut ajouter Alfred Marshall, qui a poursuivi l’œuvre de Jevons, à tel point qu’on parle d’économie marshallienne.
L’économie théorisée par Jevons, Marshall, et Walras, et qualifiée de néoclassique. Comme elle reprend la théorie de la valeur marginale commune avec l’école autrichienne, on peut considérer qu’il y a un apriorisme implicite. Mais, ensuite, la théorie néoclassique s’éloigne de l’apriorisme. En considérant, par exemple, l’existence d’un prix de marché unique. La théorie néoclassique veut s’inscrire dans l’ingénierie newtonienne, et torture l‘économie pour la faire entrer dans ce cadre. La macroéconomie moderne suit cette voie. Elle ne se questionne pas sur l’épistémologie de sa méthode. Et elle a abouti à considérer des relations constantes entre des agrégats économiques, et à arguer, naïvement, de l’utilisation des mathématiques pour revendiquer l’épithète scientifique.
En conclusion, l’école autrichienne propose une approche scientifique de l’économie, basée sur un axiome, comme les mathématiques. Cette approche incorpore l’économie, la catallactique, dans une science plus large, la praxéologie, la science de l’action humaine. Tandis que l’approche mathématique se montre non scientifique.
(Cf aussi Économie et mathématiques.)