A. Benegas Lynch : le libéralisme du mentor de J. Milei

Interview avec traduction français - espagnol en direct.

Nous avons eu le plaisir de mener une interview du Professeur Alberto Benegas Lynch (fils)1 (ABLh) ceci dans la semaine qui suivit l’élection de Javier Milei comme député de Buenos Aires, en Argentine. Le présent article rend compte de ce riche échange.


Première question : Permettez-moi de débuter par une rapide question d’actualité. Les récentes élections apportent de bonnes nouvelles aux libéraux argentins : suis-je en droit de penser que vous en êtes pour partie responsable ?

Bien sûr, la question faisait référence aux élections législatives argentines et à la victoire de Javier Milei. ABLh confirme, il se réjouit car c’est en effet la deuxième victoire des anti-chavistes autochtones, la première correspondant au premier tour des primaires.

Par humilité sans doute, ABLh ne prend cependant pas position concernant un rôle éventuel dans ce succès, même s’il s’exprime d’une manière qui ne laisse guère de doute quant à sa solidarité d’avec cette réussite.

Selon nous, la chose est cependant entendue. Une de nos motivations à nous entretenir avec ABLh tient à la forte influence positive qu’il a pu avoir envers la formation de Javier Milei aux facettes du libéralisme et de la théorie économique, du propre aveu de ce dernier. Il est donc parfaitement évident que cette victoire, si elle est le produit de la grande énergie du nouveau député, est aussi à mettre au crédit de ses mentors et inspirateurs directs, chez lesquels ABLh tient une place d’honneur.


Question 2 : Je crois comprendre que vous avez eu le privilège de rencontrer Ludwig von Mises lors de ses conférences à Buenos Aires. Qu’évoque L.v.Mises pour vous ? Pourquoi, en quoi, selon vous, fut-il un grand économiste et un grand monsieur ?

En effet, confirme-t-il, ABLh put assister aux conférences données à l’époque par Ludwig von Mises à l’Université de Buenos Aires, grâce à l’invitation de son père, qui lui fit découvrir le libéralisme. Il en profite pour souligner que jamais le milieu universitaire argentin ne put lui apporter de bases solides en la matière, et que c’est à cet égard une chance, qu’il doit largement à son père, qu’il ne soit « devenu trotskiste », comme beaucoup de sa génération passés par là.

Son appréciation de Ludwig von Mises s’est d’ailleurs manifestée très concrètement depuis, puisque notre interlocuteur nous rappelle qu’il fut le préfacier de la dernière édition en date des célèbres « Six Leçons », titre que prirent ces conférences une fois éditées sous forme de livre.

Bien sûr, il était délicat pour ABLh de porter un jugement envers un tel monument du libéralisme, jugement qui ne pouvait donner la pleine mesure de l’Homme que fut Mises. Pour le lecteur intrigué par notre question et affirmation, nous conseillons la lecture de l’ouvrage exceptionnel de Jörg Guido Hülsmann, « Mises: The Last Knight of Liberalism » (Mises, le dernier Chevalier du Libéralisme), où l’auteur, grand économiste lui-même, propose une biographie d’une rare richesse de cette grande figure de la connaissance économique et de la résistance à l’oppression nazie.


Question 3 : Selon vous, que conviendrait-il de faire pour mieux diffuser la connaissance de l’EAE (école autrichienne d’économie) ? Les circonstances de l’endettement mondial lors de la pandémie pourraient-elles constituer un accélérateur pour la faire mieux connaître ?

« Merci pour cette question clé. Concernant ce point, je crois que le sujet prend ses racines dans l’éducation et dans la transmission de valeurs qui soient compatibles avec le respect réciproque. »2

Notre interlocuteur prend alors le cas chilien pour illustration de cette importance, où, surprise pour certains, malgré l’amélioration notable de toutes les statistiques au Chili, pourtant on y observe des révoltes de la jeunesse. Or même si un gouvernement devait permettre que les gens soient tous multimillionnaires, si le professorat y a adopté une doctrine propre au lavage des cerveaux, ses jeunes iront manifester dans la rue avec le « Livret de Mao » en mains, même si tous multimillionnaires. La question est, selon lui, « neuronale ». Il évoque ainsi le post-modernisme et la révolution « moléculaire » des Français Michel Foucault et Jacques Derrida, où il s’agit de pénétrer les esprits, avec les idées marxistes, pour en faire des instruments de stratégie politique et de révolution : « Prenez la culture et l’éducation, le reste viendra de lui-même. » (A.Gramsci)

Cette perspective est tout à fait pertinente, et nous sommes bien sûr spécialement bien placés en France pour témoigner de la réalité et de l’efficacité de ces thèses et stratégies, qui se manifestent dans le glissement rapide de l’opinion vers un marxisme quasi-universel et fier de lui-même.

Il est vrai que les circonstances pandémiques ne sont en réalité qu’un épisode de cette stratégie de long terme, que notre invité décrit. Mais justement, il nous semble d’autant plus essentiel de pousser tous les pions possibles de la connaissance juste, de la juste connaissance, afin de revenir et consolider l’autre stratégie de long terme, intemporelle en fait. Celle de la “transmission des valeurs” scientifiques dans le domaine de la théorie et de l’analyse économiques. Ce qui, bien sûr, a motivé la création de l’Institut Mises France, et l’accès francophone à l’école autrichienne.


Question 4 : Vous êtes célèbre pour votre définition du libéralisme, reposant sur le respect sans restriction du projet de vie d’autrui. Murray Rothbard en propose une autre. Selon lui, la Liberté est « le droit de faire ce qu’on désire avec ce qu’on a », au sens de ce dont on est légitime propriétaire. Comment analysez-vous ces définitions l’une envers l’autre ?

Alberto Benegas Lynch aborde sa réponse en prenant la peine d’évoquer diverses expériences et échanges qu’il eut le privilège de connaître avec Murray Rothbard, dont l’assistance à une série de séminaires de Rothbard en son département à NYC, divers articles de l’économiste publiés dans un journal dirigé par ABLh, ainsi qu’une rencontre directe à Rio de Janeiro en 1993.

S’agissant des définitions, il poursuit : « Je crois que les deux sont concordantes. Elles regardent des aspects différents du même sujet. Ma définition, issue d’un de mes premiers livres, qui fut reprise par divers intellectuels, pose le respect non restreint du projet de vie d’autrui. Elle veut dire que chacun peut faire ce qu’il veut de sa vie, sa liberté et sa propriété, toujours sans affecter le droit des tiers. »

Il convient également de souligner l’importance accordée par ABLh au « respect » bien plus qu’à la « tolérance », qui pourtant est un principe fréquent chez les libéraux, le premier étant neutre alors que la seconde est entachée d’un sentiment, d’une posture de supériorité morale.

Notons néanmoins quelques différences d’approche chez ces deux définitions. Celle de notre invité est à dominante téléologique, son axe central placé sur le « projet de vie » de chaque homme. Celle de Rothbard par contre est plus statique et descriptive, dégagée de toute intention humaine, pour mieux la laisser s’y exprimer. On y trouve le lien entre Liberté et droit d’agir, qu’importe l’intention, et la propriété pour matérialisation de ce droit. On peut dire que le triptyque vie, liberté et propriété s’exprime dans cet ordre chez Benegas Lynch d’abord par l’intention, qui justifie liberté et propriété, alors que pour Rothbard la vie s’exprime par la liberté que la propriété concrétise.


Question 5 : Diverses stratégies en vogue chez les libertariens se classent sous le terme de sécession, où par exemple certains états des USA pourraient quitter l’Union, ou la Catalogne faire « Catalexit » envers l’Espagne. Certains voient ces mouvements être plutôt ceux d’élites au sens d’Etienne de La Boétie, montrant la « Route hors de la Servitude ». Imaginez-vous la sécession devenir une option en Argentine, et si oui/non pourquoi ?

Tout d’abord, Alberto Benegas Lynch revient sur une question de terminologie, le terme « libertarien » faisant réagir ABLh qui dit lui préférer « libéral ». Il nous dit ainsi : « Comme vous le savez, les États-Unis parlent de ‘libertariens’ parce qu’ils laissèrent le terme ‘libéral’ se faire exproprier par la Gauche. Alors qu’en Amérique du sud, ‘libéral’ se réfère bien à vie, liberté et propriété. Je préfère donc m’exprimer ainsi. »

Sur ce sujet, il nous faut apporter un éclairage complémentaire. Murray Rothbard créa le concept de « libertarian » en effet parce que « liberal » avait été « exproprié », mais aussi pour prendre ses distances d’avec l’autre terme états-unien, évoqué d’ailleurs par ABLh dans l’entretien, à savoir « classical liberal ». Quel besoin d’aller inventer un autre mot encore si ne s’y cachait aucune nuance ? Or en effet, le libertarien rothbardien est bien un libéral, mais un libéral plus libéral encore.

Pour ce qui tient à la sécession, « je crois personnellement qu’il vaut mieux faire des efforts pour limiter le pouvoir de l’État, par exemple décentraliser ou fédéraliser au sein du même pays, » nous dit Benegas Lynch. « Mais la sécession, je n’en poserais pas le sujet, c’est une question qui exige des réformes constitutionnelles, » appuyant cette position d’un geste balayant lui aussi la question.

Cet argument de la difficulté de réformes constitutionnelles nous semble cependant trouver sa propre limite dans ce raisonnement. Car décentraliser ou fédéraliser aussi supposent de telles réformes, et certains même verront dans la décentralisation un premier pas vers la sécession. Nous comprenons donc que pour ABLh, l’intégrité du territoire national est de prime importance.

Enfin, ABLh rebondit sur notre évocation de La Boétie pour faire un tour rapide de grands libéraux Français de sa connaissance : Bastiat, J-B. Say, Tocqueville, J-F. Revel, ainsi que Pascal Salin.


Question 6 : Ron Paul est resté célèbre pour son engagement aux USA pour la présidence en 2008. D’autres libéraux sont des abstentionnistes acharnés. Comment voyez-vous la question de l’engagement politique comme moyen de faire avancer et la Liberté et les idées du Libéralisme ?

À cette question, notre invité répond ainsi : « Je suis un grand admirateur de Ron Paul, avec lequel j’ai eu correspondance épistolaire. Il me semble qu’il aura eu une contribution notable, par exemple avec divers instituts, et aura fait un travail formidable pour inverser ce qui est en train de se passer aux États-Unis. » Il ajoute enfin une note envers un de ses livres, intitulé « Estados Unidos contra Estados Unidos » (États-Unis contre États-Unis), où il « traite du déclin phénoménal du pays quand on le compare aux extraordinaires valeurs de leurs « Pères fondateurs ».

Bien sûr, notre question tentait de faire écho à la stratégie électoraliste de certains libéraux ou libertariens, dont Ron Paul en son temps et dont Javier Milei en Argentine il y a quelques semaines. ABLh préfère insister de nouveau sur l’importance de l’instruction libérale, certes déterminante, mais qui ne saurait régler la question des moyens concrets du retour à la Liberté.

La question reste en effet ouverte : le « retour » à une Argentine constitutionnellement minarchiste, comme ABLh semble clairement le souhaiter, comme vu plus haut, serait un « retour » à un horizon de Liberté où le collectif « Argentine » serait la référence de toute souveraineté, et non l’individu y demeurant. C’est une option qui est parfaitement envisageable, mais comment y assurerait-on le libre consentement de chacun de ses individus participants, selon ABLh, nous ne le saurons pas.


Question 7 : La pandémie aura été un prétexte mondial, synchrone et unifié, pour décréter des états d’urgence qui sortent de l’état de droit occidental. Est-ce qu’on peut dire que la démocratie libérale portait de tout temps en elle le risque d’une bascule dans l’état d’urgence permanent, ou au contraire sera-t-elle la réponse pour revenir à la raison, ou bien la voie est-elle autre encore ?

« Cette réflexion est très jouissive », réagit notre interlocuteur. « Effectivement, je crois que la pandémie fut utilisée comme prétexte pour augmenter les dépenses publiques, augmenter la pression fiscale, augmenter l’inflation monétaire et les réglementations asphyxiantes. »

De plus, « concernant la mention de la démocratie, je crois que nous autres libéraux, nous devons mener une auto-critique. C’est-à-dire, je crois que nous devons penser à de nouvelles limites au pouvoir avant qu’au nom de la démocratie nous convertissions le Globe en un énorme goulag. Car en réalité, ce que nous connaissons est une kleptocratie.3 C’est-à-dire, un État voleur ; voleur de rêves, de vie, de liberté et de propriété. »

ABLh alors de faire référence à ces théoriciens de la démocratie, il cite Giovanni Sartori, la voyant se caractériser d’un côté par le respect du droit de la personne et de l’autre par le décompte des bulletins de vote, le premier étant son essence quand le second serait accessoire, secondaire et mécanique. Pour souligner que désormais ces priorités seraient perturbées, le secondaire devenant premier et même pire, unique.

Ainsi, il conclut en évoquant Hitler qui, tel le Venezuela actuel, serait bien un produit du régime démocratique pensé de la sorte, réduit à son mécanisme électoral. Et en paraphrasant Hayek avec : « si les libéraux eurent une contribution notable pour la Liberté, ils doivent néanmoins reconnaître qu’ils ont échoué à limiter le pouvoir du Léviathan et qu’il faut travailler dans cette direction. »

Si cette critique de la démocratie est à mettre à son honneur, surtout de la part d’un libéral « classique », elle ne répond pas pleinement à notre question, laissant ouverts le sujet de l’état d’urgence et surtout celui du retour à la raison. De notre côté, les choses sont claires, nous nous retrouvons chez H-H. Hoppe qui considère que la démocratie, en outre de se réduire à la seule mécanique électorale, par ce fait même ne peut que faire rejaillir la logique totalitaire des masses.


Question 8 : Le G20 envisagerait, comme l’Inde a voulu le faire, d’aller vers la suppression pure et simple de l’argent liquide. La menace sur la prospérité est manifeste, mais peut-on dire que ce pourrait également être porteur d’opportunités pour de nouvelles initiatives libérales, en réaction, voire les accélérer ?

« Cela me semble aussi très intéressant », débute Alberto Benegas Lynch, pour confirmer que « l’initiative de supprimer l’argent en espèces est [conçue] pour que les gouvernements puissent mieux contrôler les gens, via le système financier et bancaire. »

Puis de se lancer dans une thèse, avec Hayek et Friedman appelés en soutiens, favorable à la suppression des banques centrales, car « les banquiers centraux ne peuvent opérer que selon trois directions : monter les taux, les baisser ou stabiliser la masse monétaire. Qu’importe la décision, ils affectent les prix relatifs. » S’agissant de comment décider de la meilleure option, il rappelle que « la seule façon [pour les banquiers centraux] de savoir ce que veulent les gens, c’est de les laisser agir. » Pour conclure que « l’élimination de la banque centrale et du cours monétaire forcé est une mesure essentielle pour préserver le pouvoir d’achat. »

Nous ne pouvons bien sûr que le rejoindre sur ce rappel des bases de l’analyse économique moderne de la monnaie, cohérente sur le fond avec les vues de Mises ou de Rothbard.

Pour autant, le temps ne nous aura pas permis de l’entendre sur les opportunités éventuelles pour les libéraux. Nous pensions bien sûr à l’émergence probable de nouvelles monnaies, ou formes de produits monétaires telles que les « crypto-monnaies », ou du retour possible à l’or, voire à d’autres monnaies marchandises, en parallèle ou sorties des circuits financiers et informatisés.

En conclusion, remercions notre invité pour son temps et sa culture, et pour ses éclairages dignes du libéralisme le plus classique. Il aura clairement montré qu’il y a chez les libéraux des nuances assez nettes sur bien des sujets, nuances qui nous semblent porteuses d’autres pistes et innovations encore de la pensée libérale, d’où puiser les chemins vers la Liberté de notre vivant.



Stéphane Geyres & Iaenzen Polímata

  1. Alberto Benegas Lynch (fils) :
    Titulaire de deux doctorats, en Économie ainsi qu’en Sciences de gestion, Membre des Académies Nationales des Sciences économiques et des Sciences de Buenos Aires, auteur de 28 livres, Président du Conseil Académique de la Fondation Liberté et Progrès, et Membre de l’Institut de Méthodologie des Sciences sociales de l’Académie Nationale des Sciences Morales et Politiques d’Argentine.
    Citation : « Le libéralisme n’est pas une idéologie, mais une anti-idéologie. »
  2. Le respect réciproque renvoie bien sûr à la définition que fait ABLh de la Liberté, mais qui n’est pas non plus sans rapport avec la logique fondamentale de l’axiome d’argumentation de Hoppe.
  3. En écho à ce terme, et pour l’éclairer, nous reprendrons deux citations de libéraux français contemporains :
    « Être socialiste, c’est rêver un monde à sa façon et à sa main dans lequel l’excitation de la jalousie des uns se cache sous la tunique de la justice sociale afin que la kleptocratie s’épanouisse, au détriment de ceux dont le talent au service des autres justifie la réussite. » – Serge Schweitzer
    « La social-démocratie, malgré ses atours pseudo-égalitaires et ses prétentions humanistes, n’est qu’une expression sophistiquée de kleptoparasitisme. » – Gaël Campan.

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