Quelle est la particularité des cartels, leur place dans la théorie traditionnelle et les apports des économistes autrichiens sur ce sujet ?
Par Marius-Joseph Marchetti.
Ce billet est dans la continuité des deux précédents billets. Il s’intéresse à la particularité des cartels, leur place dans la théorie traditionnelle et les apports des économistes autrichiens sur ce sujet.
État de fait du cartel
Les cas du cartel et de l’oligopole doivent être distingués : bien que nous soyons dans ces deux cas, dans la situation d’un marché caractérisé par un faible nombre de concurrents, le cartel se distingue par le fait qu’il existe une coopération explicite.
Le cartel est en fait un accord auquel souscrivent différentes entreprises qui suivent donc des règles communes et se soumettent à des obligations communes.
Les cartels sont considérés comme des structures de production spécifiques qui permettent aux producteurs d’exercer un pouvoir de monopole. L’évaluation du fonctionnement des cartels est donc étroitement liée à la théorie de la concurrence et du monopole que l’on adopte.
Pascal Salin, Cartels as Efficient Productive Structures, The Review of Austrian Economics Vol. 9, No. 2 (1996): 29-42
Pour comprendre la distinction traditionnelle faite par les économistes mainstream entre une situation de concurrence et une situation de monopole, nous renvoyons les lecteurs à nos deux précédents billets, pour aborder le cas du cartel traité.
On suppose que la création d’un cartel a pour but de monopoliser le marché, de se le partager, et d’en tirer un super-profit. Les cartels sont donc généralement mal vus du point de vue du bien-être social.
On admet également que les cartels sont des structures par nature instables, car si tout participant au cartel a intérêt à ce que les autres respectent l’accord, lui-même a intérêt se comporter en passager clandestin, et à rompre cet accord, en diminuant ses prix, par exemple.
Le pouvoir de monopole entraîne un super-profit : mais les économistes mainstream ne s’intéressent pas au fait de savoir si le super-profit découle de l’usage de la contrainte publique ou d’un processus de rivalité entre concurrents ultérieurs.1
Comme le rappelle à juste titre Pascal Salin, le cartel est considéré comme pire que le monopole, car ce dernier existe souvent pour des raisons techniques ou technologiques (le fameux monopole naturel), et que ces déficiences peuvent être combler par l’intervention de l’État, que ce soit par la nationalisation, ou la réglementation des prix (tarification au coût marginal, ou à la tarification Ramsay-Boiteux). Quel que soit l’économiste ou théoricien que vous croiserez, il y a de fortes chances qu’il demande la prohibition du cartel.
L’apport de Murray Rothbard
L’apport de Rothbard est à soulever, car il permet au lecteur d’avoir un point de vue différent de celui habituellement énoncé lorsqu’on parle des cartels.
Pour Murray Rothbard, si le cartel existe, et peut pratiquer des prix élevés et une limitation de la production, c’est uniquement du à l’inélasticité de la demande des consommateurs (c’est un point de vue qui est généralement avancé). Cependant, rien n’empêche les consommateurs de rendre leur demande parfaitement élastique et de boycotter le produit et occasionner une baisse des prix.2 3
Très bien. Mais que peut-on répondre aux entreprises accusées de détruire leur production ? Que cette destruction est une action subconséquente au fait d’avoir initialement trop produit, et non pas une stratégie visant à faire monter les prix. Comme nous l’avons signalé dans un précédent billet, ce problème de limitation de la production n’est pas un problème spécifique au cartel, mais de tout entrepreneur produisant des biens sur un marché dans un monde caractérisé par la rareté des ressources et l’incertitude.
Spécifions, cependant, que Rothbard fait une distinction entre le cartel librement constitué sur un marché libre et celui qui se créerait du fait de l’action de l’État, par l’existence de barrière légale, lorsque ce n’est pas quand l’État forçait littéralement la création de cartel comme les États-Unis durant la Grande-Dépression.4
Un point, autre que celui de Murray Rothbard, est notamment soulevé par l’économiste Pascal Salin. Ce que nous appelons communément « action restrictive », en vue de limiter la production, est-elle réellement restrictive ?
N’est-elle pas, plutôt, dans un monde caractérisé par l’incertitude, une manière de limiter les cas de surproduction et donc les destructions de production qui engendrent des coûts ?5
Le cartel, stable et productif
Si la concurrence engendre des produits de plus en plus différenciés, à l’inverse de ce que la théorie néoclassique de la concurrence pure et parfaite nous dit, il doit y avoir de sérieuses raisons pour qu’un groupe de producteurs aille vers une concertation pour produire un bien homogène. Et il existe un certain nombre d’activités qui se caractérisent par cette demande d’homogénéité (transports, télécommunications, production de monnaie).
Comme le souligne William Baumol, nous faisons face à des situations de sous-additivité,6 caractérisé par les externalités, économies d’échelle et économies de gamme.
Mais cette sous-additivité justifie-t-elle l’intervention de l’État, comme les économistes traditionnels ont tendance à le penser ?
Selon Pascal Salin, la réponse est non. D’abord, parce que si une norme informatique peut être nécessaire pour atteindre un niveau optimal, il n’est pas obligé que cela soit produit par un seul producteur. Cela peut aussi l’être par un cartel. Tant qu’ils produisent un bien homogène, ils répondent aux problèmes de sous-additivité. De plus, la sous-additivité doit être préalablement découverte, et cela n’est possible que dans un marché où la concurrence, processus de découverte, existe, c’est-à-dire dans un marché où chacun est libre d’entrer.
Comme le souligne Pascal Salin, il peut être inefficace d’avoir plus d’un axe routier dans certaines situations, tandis que dans d’autres cas, on pourrait faire face à une absence d’économies d’échelle et à des producteurs dispersés.
De plus, de nouvelles technologies peuvent profondément modifier ces situations. L’avantage d’un cartel, par rapport au monopole, est qu’il offre une plus grande possibilité de diversification future. Le cartel peut aussi représenter un gain en termes d’économies d’échelle, comme souligné plus haut. L’IATA, International Air Transport Association ( Association internationale du transport aérien) nous en fournit un bon exemple.7
Ainsi, pour Pascal Salin, les cartels peuvent être des organisations plus ou moins durables, et pas des organisations instables ou simplement transitoires vers une fusion (comme le pensait Rothbard).8
- Pour bien cerner cette différence entre prix de concurrence et prix de monopole, et les modifications apportées par Rothbard sur ce point, revoir cet article publié précédemment sur Contrepoints.
- Pascal Salin, ibid ; Traduit en français : « Il (Rothbard) montre que, d’une part, les actions restrictives des producteurs sont parfaitement justifiées et que, d’autre part, les cartels ne peuvent pas créer un pouvoir de monopole puisque ce pouvoir ne peut exister tant qu’il y a libre entrée sur un marché. Ainsi, selon Murray Rothbard, si les producteurs s’organisent en un accord restrictif – un cartel – c’est pour répondre à une demande d’action restrictive de la part des acheteurs. L’argument est le suivant : un producteur unique ou un ensemble de producteurs organisés en cartel ne peut atteindre une position de monopole que si la demande est inélastique, ce qui rend la restriction de la production possible et rentable. Mais c’est aux demandeurs de ne pas avoir une demande inélastique : si jamais ils n’étaient pas satisfaits du comportement du cartel, ils pourraient décider d’avoir une demande parfaitement élastique, c’est-à-dire de ne pas accepter une augmentation des prix par la restriction de la production. »
- Murray Rothbard, Man, Economy, and State, p. 565 : « Si les consommateurs étaient réellement opposés à l’action du cartel, et si les échanges qui en résultaient leur causaient vraiment du tort, ils boycotteraient la ou les entreprises monopolistiques, ils réduiraient leurs achats de manière à ce que la courbe de la demande devienne élastique, et l’entreprise serait obligée d’augmenter sa production et de réduire à nouveau son prix. Si l’action de prix monopolistique avait été menée par un cartel d’entreprises, et que le cartel n’avait pas d’autres avantages pour rendre la production plus efficace, il aurait alors dû se dissoudre, en raison de l’élasticité désormais démontrée de la courbe de la demande. »
- Murray Rothbard, Ibid, p. 584 : « Une action en matière d’ententes, si elle est volontaire, ne peut pas porter atteinte à la liberté de la concurrence et, si elle s’avère rentable, elle profite aux consommateurs plutôt que de leur nuire. »
- Pascal Salin, Ibid, : « Prenons l’exemple des producteurs de café qui brûlent le café pour en augmenter le prix et obtenir un profit maximal. Une action coopérative est nécessaire pour éviter le resquillage. Cependant, au lieu de brûler le café après sa production, les producteurs auraient pu décider d’une action de coopération avant de le produire afin d’éviter la surproduction. Ils ne l’ont pas fait simplement parce qu’ils ne disposaient pas des informations nécessaires sur l’état futur du marché. »
- La sous-additivité des coûts, étudiée par Baumol (1977), est établie lorsque le coût de production d’une certaine quantité de biens par une seule entreprise est inférieur à la somme des coûts de production de plusieurs entreprises qui fourniraient un produit global égal à cette même quantité.
- Pascal Salin, ibid : « L’IATA (Association internationale du transport aérien) donne un exemple intéressant de cartel efficace, plutôt stable, mais changeant. Grâce à un accord dont la gestion n’est pas très coûteuse, différentes entreprises sont capables de donner plus de valeur à leurs services, puisque les billets émis par différentes entreprises sont (presque parfaitement) substituables les uns aux autres, au moins en ce qui concerne les billets réguliers. Toutefois, les compagnies aériennes sont autorisées à effectuer de la différenciation – par exemple en ce qui concerne la qualité du service – et, d’autre part elles produisent également des services (par exemple, des tarifs spéciaux et des charters) qui ne participent pas à l’accord de cartel. Ainsi, l’industrie aérienne se caractérise par un degré optimal de différenciation et d’homogénéisation par rapport à la fois aux points de ~ »çu des voyageurs et des compagnies aériennes. Pour certains voyageurs, la substituabilité entre les billets d’avion est très précieuse, pour certains autres la priorité consiste à obtenir les prix les plus bas possibles. Ainsi, l’industrie aérienne répond aux différents besoins des clients. »
- Pascal Salin, ibid : « L’industrie des micro-ordinateurs donne un exemple intéressant de ces stratégies. En fonction de l’évolution des marchés, des stratégies et des technologies, les producteurs décident de leurs normes de manière indépendante ou concluent des accords de coopération qui peuvent être considérés comme des ententes. »